Pierres de soutien, pierres de lien : la vie en terrasses viticoles autour de la Croix Ronde

Le pays des pierres posées à la main : un patrimoine du Haut-Languedoc

Ici, les collines déroulent leurs replis noueux comme le dos de vieux troupeaux, minces sentiers sinuant entre les vignes. C’est une terre travaillée, façonnée, patiemment domestiquée par des générations de mains et d’efforts. Les terrasses viticoles du versant de la Croix Ronde, accrochées au-dessus de l’Orb, ressemblent à des escaliers de géant — ouvrages bâtis sans argile ni chaux, mais tenus debout par la seule intelligence de la pierre sèche.

Que seraient ces terrasses sans leurs murets ? Du simple sol en pente, tout juste bon à livrer ses terres à la pluie et à l’oubli. La pierre sèche possède cette magie humble : solidifier les rêves des vignerons, donner forme et durée au patient travail de la terre.

Comprendre la pierre sèche : technique, savoir-faire, résilience

La construction des murets de pierre sèche correspond à une tradition plurimillénaire, attestée, selon l’UNESCO, depuis plus de 5000 ans autour du bassin méditerranéen (UNESCO). Elle implique d’empiler et d’imbrquer des pierres trouvées sur place, sans mortier. Sur les contreforts du Haut-Languedoc, en particulier autour de la Croix Ronde, le matériau provient très souvent de schiste ou de grès local.

  • Les pierres sont calibrées sur le terrain même, généralement extraites lors des travaux d’arrachage ou d’épierrement des futurs plans de vigne.
  • Le « fruit » du mur : le mur s’incline légèrement vers l’arrière, se fondant dans la pente, pour résister à la poussée de la terre et du temps.
  • Les grandes pierres de couronnement, placées en sommet de mur, fixent l’équilibre et protègent la structure.

On estime qu’il faut plus de 7 à 8 tonnes de pierres pour bâtir 50 mètres linéaires de muret d’une hauteur d’1,2 m, soit une vingtaine de journées d’un homme expérimenté selon le relief (Cap Patrimoine Pierre).

Pourquoi édifier ces murs ? Pour tenir la terre, bien sûr, mais aussi pour capter le moindre pouce de lumière, de chaleur, et dessiner un paysage habitable par la vigne.

Un génie hydraulique ancien : maîtriser l’eau, stopper l’érosion

Sur les pentes maigres de la Croix Ronde, les orages sont brusques et la terre, si on la laisse nue, dévale vite vers le bas. Les murets en pierre sèche sont une réponse frugale et efficace :

  • Ils ralentissent le ruissellement, en freinant l’écoulement de l’eau pluviale. L’eau s’infiltre dans les joints, recharge la réserve du sol et évite l’escarpement raviné des versants.
  • Ils préviennent l’érosion des sols, limitant les pertes en terre arable jusqu’à 50% par rapport à une pente sans structure (FAO).
  • Ils retiennent les terrasses, ce qui permet de planter des vignes là où, sans leur présence, nulle racine ne tiendrait.

Cette technique transforme la pente abrupte en terrasses planes : celles qu’on appelle ici faïsses ou bancels. Pour beaucoup, chaque muret est comme une digue minuscule — le premier rempart contre le décrochage de la terre. Cette modestie fonctionnelle occupe une place essentielle : c’est elle qui garantit à la vigne la profondeur et l’humidité dont elle a besoin jusque dans les étés les plus rudes.

Un microclimat de pierre et de vigne : les bénéfices invisibles

Les murets ne font pas que figer la terre. Ils sculptent l’atmosphère même de la terrasse.

  • Accumulation et restitution de chaleur : Sous le soleil du sud, les pierres se réchauffent le jour et libèrent doucement la chaleur la nuit. Autour de la Croix Ronde, la température mesurée au creux des terrasses peut être, à la nuit tombée, de 2 °C supérieure à la pleine pente (Terre de Vins).
  • Création de refuges pour la biodiversité : Les anfractuosités des murs hébergent insectes, lézards, petits rongeurs, parfois des chauves-souris ou oiseaux nicheurs. Ces populations contribuent à l’équilibre écologique local.
  • Filtrage du vent : Disposés en strates, les murets coupent le souffle puissant des vents du sud, offrant à la vigne un abri discret qui protège feuilles et grappes.

Dès le XIX siècle, la croissance de la vigne sur terrasse était observée comme bien supérieure à celle des parcelles laissées en pente naturelle, particulièrement lors des années de gel ou de sécheresse (Gallica-BNF, Bulletin de la Société d'Agriculture de l'Hérault).

Un ouvrage social et culturel : mémoire des hommes et des gestes

Sur le terrain, chaque mur porte la griffe de ceux qui l’ont bâti. Au village de Faugères voisin comme à la Croix Ronde, l’histoire orale conserve le souvenir de « pierreux », bâtisseurs anonymes venus d’Espagne, d’Italie ou du vieux pays cévenol, embauchés à la saison pour relever un mur écroulé ou agrandir une terrasse familiale.

  • Sur certaines pierres, des marques incisées (croix, initiales, traits rituels) témoignent d’une propriété ou d’une histoire de famille.
  • L’apprentissage, purement oral, se transmettait de père en fils, selon des règles simples mais strictes : « Un mur tient si les pierres veulent tenir ensemble ». Sans argile, il fallait toujours l’intelligence du geste, de l’équilibre subtil.
  • La mutualisation était fréquente. Le « tirage à la main » rassemblait voisins et parents pour une corvée de muret — moments d’échanges, d’histoires, de chants parfois, portés par les effluves du muscat mûr.

Entre les années 1900 et 1970, l’exode rural, la mécanisation puis le phylloxéra mirent à l’abandon une part de ces terrasses. Selon l’INRA, plus de 70% des surfaces cultivées en terrasses autour de l’orb ont été reconverties ou délaissées dans le dernier siècle (INRAE).

Pourtant, depuis vingt ans, de nouvelles mains s’essayent à la reprise et à la restauration. Des chantiers d’insertion, des associations locales comme « Pierres d’Ici », initient de jeunes volontaires au travail de la pierre sèche : un art qui renaît, discret et opiniâtre.

À l’ombre du muret : cépages, paysages et avenir

Les terrasses ainsi maintenues créent la « typicité » de nos vins. La Croix Ronde, située à la lisière des terroirs de schiste, favorise par ses murets les cépages adaptés à la chaleur et à la soif :

  • Le grenache noir, dont la maturité exige soleil et réserve d’humidité en profondeur : les murets empêchent la dessiccation totale des sols légers.
  • La syrah, qui y gagne intensité et fraîcheur aromatique grâce aux terrasses surélevées.
  • L’aramon ancien ou le carignan, mémoire vivace des plantiers locaux, bénéficient aussi de ces microclimats protégés.

La structure humaine de la vigne est indissociable de celle du paysage. Observer la carte ancienne du cadastre napoléonien (section Croix Ronde, 1822) fait apparaître un damier de parcelles étroites, toutes ceintes de traits bruns : autant de murs, d’années, de gestes couchés sur papier.

Perspectives : histoire vivante et enjeux de demain

Reconnu comme patrimoine immatériel par l’UNESCO en 2018, l’art de la pierre sèche représente aujourd’hui bien plus qu’une survivance : c’est un atout pour l’agroécologie et la lutte contre l’érosion, le changement climatique et la perte de biodiversité.

  • Restaurer un muret, c’est réparer une fuite de terre, un pan d’histoire, un trait du visage local.
  • Les aides publiques (Région Occitanie, Agence de l'Eau, FEADER) soutiennent, sous conditions, la revalorisation de ces structures agro-paysagères (Région Occitanie).
  • De nouveaux vignerons (voir Mas d'Alezon ou Domaine de Clovallon) s’engagent pour rebâtir ou maintenir ce puzzle de pierres, parfois en associant le savoir d’anciens « pierreux » et l’exigence contemporaine de biodiversité.

À travers les terrasses de la Croix Ronde, le dialogue entre l’homme, la pierre et la vigne se poursuit, loin des effets passagers ; le muret en pierre sèche soutient plus qu’une culture : il protège une destinée commune, palimpseste de sueur, de mémoire et de beauté.

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