Les terrasses de schiste du Haut-Languedoc : garder l’équilibre sur la pente

Un paysage sculpté à la force des bras

Les collines du Haut-Languedoc se dessinent en gradins, vêtues de murets sombres et d’escaliers de vignes qui épousent chaque courbe de la vallée. Ici, la terre ne s’offre pas facilement : c’est une affaire de patience, de pierres hispides plus que de plaines dociles. Entre Olargues, Vieussan et Roquebrun, les terrasses témoignent d’une alliance entre le schiste et la main de l’homme. Mais comment ce relief si abrupt, si minéral, continue-t-il d’accueillir la vigne au fil des générations ?

L’art ancien de la terrasse, de la draille au banquet

Sur les hauts du Saint-Chinianais et des Avants-Monts, on les appelle parfois faïsses, restanques ou bancels : ces étages taillés dans la pente, supportés par des murets secs, permettent de cultiver où l’érosion serait la seule maîtresse. Les premières terrasses remontent à l’Antiquité mais se développent surtout dès le Moyen Âge, pour le besoin de la viticulture (voir : INRAP).

La construction de ces terrasses demandait un travail collectif titanesque :

  • Dégagement et tri des cailloux de schiste extraits de la pente
  • Montage de murs à sec, sans liant, plus faciles à renouveler en cas d’éboulement
  • Remblai en terre fine et amendements naturels, souvent portés à dos d’homme ou de mulet
  • Implantation des ceps, espacés pour chercher l’eau rare entre les fissures
Chaque hameau avait ses muretiers ou “bâtisseurs de faïsses”, dont le savoir-faire était respecté, transmis à l’oral.

Un équilibre fragile : lutte contre l’érosion et la ruine des murets

S’il existe aujourd’hui encore plus de 1200 km de murs de pierres sèches recensés dans l’Hérault, nombreux sont ceux qui menacent de s’écrouler. Les orages méditerranéens peuvent, en un soir, balayer des mois de labeur. Un chiffre frappant : selon le Conservatoire d’espaces naturels d’Occitanie, en moyenne, une terrasse perd un tiers de sa hauteur tous les 40 ans si elle n’est pas entretenue.

À quoi reconnaît-on une terrasse fragilisée ?

  • Des pierres qui s’affaissent en sommet ou au pied du mur
  • L’apparition de rigoles, de failles où l’eau s’engouffre
  • La végétation invasive (ronce, figuier, genêt) qui vient déraciner les pierres
  • Un sol qui se “creuse” derrière le mur, soulevant la question du drainage
Le remède : un entretien constant, assidu, qui se joue depuis l’hiver (restauration du petit bâti) jusque dans l’effervescence des vendanges (contrôle de la stabilité pendant le passage des porteurs).

Les gestes actuels d’entretien : partir des savoirs, intégrer l’innovation

Entre Saint-Chinian, Berlou et Minerve, l’entretien des terrasses passe aujourd’hui par une synthèse entre les gestes hérités et les apports de la technique moderne. Voici les principaux axes :

  • Remonter les murs à sec : un art délicat réappris lors de chantiers-formation (par exemple, ceux du Collectif Pierre Sèche). La taille des pierres, leur inclinaison, l’agencement sans mortier sont cruciaux pour garantir la souplesse face aux mouvements de terrain.
  • Maitriser la végétation : la gestion au croc ou à la débroussailleuse, couplée parfois à la pose de géotextiles biodégradables afin de limiter l’envahissement et retenir le sol.
  • Optimiser l’écoulement de l’eau : entretien des petits canaux appelés “béal” ou des saignées qui prolongent la durée de vie des murs.
  • Mise en jachère temporaire de certains bancels : pour laisser reposer la terre, reconstituer l’humus et améliorer la résistance à l’écoulement.
  • Utilisation raisonnée du matériel : le passage du tracteur reste impossible, alors ce sont des chenillards ultra-légers, voire la traction animale (mulet) qui sont valorisés pour limiter la compaction du sol.

Vignerons, bergers, retraités : les gardiens contemporains

L’entretien des terrasses n’est plus seulement réservé aux vignerons. Sur l’aire d’appellation Saint-Chinian Roquebrun, une enquête de 2018 révèle que sur dix terrasses restaurées, trois le sont par de petits propriétaires non professionnels. Il y a les “retourneurs”, retraités du cru, descendants d’anciens métayers, qui viennent, semaine après semaine, refixer les pierres et gratter les mousses. D’autres s’engagent dans le cadre de chantiers participatifs (Région Occitanie) qui allient découverte du patrimoine et apprentissage des gestes.

Quelques chiffres :

  • Sur la commune de Vieussan, 70 % des propriétaires de terrasses cultivaient moins de deux hectares en 2020. La plupart rêvaient plus de transmission que de rendement.
  • Les chantiers-écoles, depuis 2015, ont formé en moyenne 40 stagiaires par an sur la construction et l’entretien de la pierre sèche (source : CAUE de l’Hérault).

L’engagement associatif se fait aussi entendre : en 2023, l’association Terres de schiste lance des journées publiques pour faire découvrir la restauration de murets. Les photos d’archive montrent les mêmes gestes il y a cent ans, front plissé, mains cisaillées par la pierre.

Quelques cépages suspendus : variétés et adaptation

Sur ces terrasses escarpées, seules les variétés résistantes à la sécheresse et à la chaleur peuvent s’implanter :

  • Le Carignan noir : solide sur les pentes brûlées, ses racines explorent les moindres fissures du schiste.
  • Le Grenache et la Syrah : adoptés ici dès la fin du XIXe siècle, ils supportent le stress hydrique et donnent des fruits concentrés.
  • Des cépages oubliés : l’Aramon, longtemps dominant, a presque totalement disparu, remplacé par des sélections mieux adaptées à la pente.

Les pieds sont taillés en gobelet, orientés pour que le vent du sud assèche feuillage et fruits. On ne compte pas la pluie mais la rosée : en juillet, moins de 30 mm, un chiffre qui pousse à la sobriété.

Patrimoine vivant et nouveaux défis : entre protections et transmission

Les terrasses du Haut-Languedoc sont aujourd’hui reconnues comme un élément majeur du patrimoine paysager (voir Inventaire Pierre Sèche Occitanie). Plusieurs initiatives accompagnent leur sauvegarde :

  • Classement à l’UNESCO des savoir-faire liés à la construction des murs en pierre sèche en 2018, venant conforter leur importance culturelle.
  • Soutiens techniques et financiers : la communauté d’agglomération Grand Orb et le Département proposent depuis 2021 des aides pour la restauration (jusqu’à 70% du coût des travaux pour les petits propriétaires).
  • Parcours pédagogiques : ouverts notamment à Vieussan, Olargues et Berlou, ils permettent de découvrir l’ingénierie des terrasses en marchant, carnet en poche.

Pourtant, la question de la transmission reste vibrante : qui relèvera la pierre, qui soignera la faille, lorsque la génération actuelle passera la main ? Les initiatives d’agrotourisme, les dégustations en pente, la valorisation des vins de terrasse constituent autant de chemins vers une nouvelle appropriation.

Terrasses, témoins du temps : carnet sensible et pistes à explorer

Le Haut-Languedoc offre cette expérience rare d’un paysage où tout dialogue : le schiste, l’homme, la vigne. Entre les doigts terreux d’un vigneron de Berlou, la main d’une citadine venue apprendre le mur à sec, la voix d’un habitant qui conte l’histoire d’une terrasse retrouvée après des années, surgit la possibilité du partage et de l’engagement collectif.

Observer ces terrasses, c’est saisir la fragilité du geste humain face au roc ; c’est aussi contempler le temps long d’un territoire. Demain, les murs seront-ils relevés par des robots ou soignés par des mains patientes ? On recense des expérimentations de drones pour cartographier l’état des murets (source : Agri Sud-Ouest Innovation), sans remplacer l’œil expert de celui qui habite la pente.

  • Initiatives à suivre : visite guidée “Sur les traces des faïsses” à Roquebrun tous les premiers samedis du mois (printemps-été), contact à la Maison du Parc naturel régional du Haut-Languedoc.
  • À lire : Vignes et Pierres sèches en Languedoc, édition du Parc naturel régional, 2022.
  • Pour agir : Association Terres de schiste, ateliers bénévoles ouverts toute l’année.

La culture en terrasses, dans les pentes schisteuses du Haut-Languedoc, n’est pas une technique figée. C’est un art humble, une ode à la persévérance, une invitation à regarder la pierre, le cep et la main comme un même organisme, vivant et précieux.

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