Dans les vignes herbeuses de la vallée de l’Orb : secrets, vertus et résistance d’une pratique paysanne

À la lisière de la vigne : un paysage cultivé, mais pas dompté

Lorsque l’on remonte la vallée de l’Orb par les jolies routes sinueuses entre Le Poujol, Vieussan ou Cessenon, un œil attentif remarque vite une particularité : ici, nombre de parcelles de vigne semblent un peu moins “propres” que sur les cartes postales. Entre les ceps – sur les terrasses en galets à Roquebrun, sur les murets du Haut-Cévenol, dans les sols calcaires du Saint-Chinianais – une herbe basse, parfois têtue, parfois délicate, partage la terre avec la vigne. Ce n’est pas l’abandon, mais bien un choix : c’est l’enherbement naturel, une pratique qui gagne du terrain dans les exploitations artisanales du Haut-Languedoc.

Derrière ces lames vertes, il y a des convictions, des savoir-faire renouvelés et une résistance intime : celle à la monoculture aseptisée, mais aussi à un certain productivisme hérité des années 1960. Pourquoi, précisément, certains vignerons choisissent-ils aujourd’hui de conserver cet enherbement spontané dans la vallée de l’Orb ? Plongeons au ras des feuilles, là où la petite histoire rejoint la grande.

Enherbement naturel : de quoi parle-t-on exactement ?

Dans le langage des vignerons, “l’enherbement naturel” signifie tout simplement laisser croître, entre les rangs de vigne, un certain tapis végétal – composé de graminées, de plantes annuelles et vivaces, parfois d’espèces plus discrètes comme la pâturin ou la fétuque. Il se distingue de l’enherbement semé (où l’on implante une espèce spécifique), et surtout du désherbage total, qu’il soit chimique ou mécanique.

  • Un retour en force : Dans la vallée de l’Orb, 38 % des domaines pratiqueraient aujourd’hui au moins partiellement l’enherbement naturel (source : Observatoire Viti 2022 Languedoc).
  • Les pionniers : Si la pratique s’est amplifiée dans les années 2010 avec la montée du bio, certains vignerons la maintenaient déjà pour lutter contre l’érosion, notamment dans les secteurs accidentés de Berlou ou Vieussan.

Souvent, l’enherbement est géré avec précision : une bande travaillée, une bande laissée en herbe, ou encore une tonte minutieuse juste avant les chaleurs estivales.

Le sol vivant : portrait d’un allié discret

À entendre les anciens – “Ici, l’herbe, tant qu’elle ne prend pas racine dans le pied de vigne, c’est la couverture du sol” – on comprend qu’il ne s’agit pas seulement d’esthétique. Le maintien d’une couverture végétale naturelle protège d’abord le sol, dans une région où la pluie est rare mais souvent brutale.

  • L’érosion freinée : Sur les coteaux marneux du Haut-Orb, une étude de l’INRAe (2018) confirme que l’enherbement permet de réduire de 45 % les pertes de terre par ruissellement, lors des épisodes cévenols.
  • L’activité biologique accrue : Sous un sol “nu”, la vie microbienne s’effondre. Avec l’enherbement, on observe (source : Solagro) un accroissement de 25 % de la biomasse de vers de terre et de champignons mycorhiziens, tous précieux pour la santé racinaire de la vigne.

Ce micro-monde invisible se traduit concrètement : meilleure infiltration de l’eau (impressionnante lors du fameux orage “du 11 novembre 2014”, racontent les vignerons de Prades), limitation du compactage des terres argilo-calcaires, restitution d’azote au fil du temps. Les vignes sont certes un peu moins vigoureuses à l’œil, mais, d’après Michel Dubernard (vigneron à Roquebrun), “elles tiennent bien mieux la chaleur au cœur de l’été”.

Résilience climatique : l’herbe, une stratégie locale face au changement

Avec des températures moyennes estivales en hausse de +1,7°C sur 25 ans dans la vallée de l’Orb (source : Météo-France 2023), la question de la gestion de la ressource en eau devient cruciale. L’enherbement, qui semblait autrefois une contrainte, devient une réponse locale à une question globale.

  • Effet “paillage” spontané : L’herbe fauchée ou couchée limite l’évapotranspiration du sol, préservant l’humidité pour la vigne, surtout lors des canicules du mois d’août.
  • Température du sol régulée : Un sol couvert est en moyenne 3 à 5°C plus frais en surface, ce qui retarde la fatigue hydrique de la vigne (données Chambre d’Agriculture 2021, Hérault).

Il y a là une philosophie de l’adaptation, transmise de bouche à oreille. “Dans les années sèches, l’herbe s’arrête elle-même. Mais quand la pluie revient, elle repart. C’est moins de stress pour la vigne et moins de boue sous les bottes”, glisse un viticulteur de Causses-et-Veyran.

Un patrimoine végétal retrouvé : herbiers secrets et diversité paysanne

Conserver l’enherbement naturel, c’est aussi renouer avec une “banque de semences” locale, parfois menacée. Entre les rangs s’invitent pissenlits, plantains, trèfles, mais aussi, dans certaines zones non remaniées depuis des décennies, la fameuse “Bugrane à feuilles rondes” (Ononis rotundifolia), autrefois utilisée pour ses vertus médicinales.

  • En 2021, un relevé de botanique réalisé à Vieussan a recensé près de 34 espèces différentes sur une parcelle de 1,2 hectare, avec plus de 12 plantes endémiques du piémont languedocien.
  • La présence du coquelicot et de la nielle assure le retour de nombreux pollinisateurs, essentiels à la biodiversité (84 espèces d’insectes recensées aux abords du vignoble de Cébazan - étude Agribiodiv Sud, 2020).

On découvre alors que certaines familles de vignerons – les Bousquet de Vieussan, par exemple – laissent volontairement se ressemer certaines espèces, efficaces pour décompacter les sols (radis sauvages, vesces).

Moins de produits phytosanitaires, une pratique tournée vers l’agriculture biologique

Ce n’est pas un hasard si le maintien de l’enherbement accompagne souvent la conversion en bio ou en biodynamie. Selon les chiffres de la DRAAF Occitanie (2023), 76 % des exploitations labellisées AB dans la vallée de l’Orb pratiquent l’enherbement naturel. Pourquoi ?

  • Un sol vivant est plus résistant aux maladies cryptogamiques (comme l’oïdium), réduisant la dépendance au soufre, cuivre et autres traitements.
  • L’enherbement attire des insectes utiles (coccinelles, syrphes, araignées) régulant naturellement les pucerons ou cicadelles, dont la flavescence dorée inquiète depuis quelques années.

Cela n’exclut pas la vigilance : il faut surveiller l’équilibre entre l’herbe et la vigne, intervenir avec des outils spécifiques (lame interceps, tondeuse manuelle), mais globalement, la baisse des produits phytosanitaires constatée serait de -38 % en moyenne sur 5 ans (source : Observatoire Phyto Occitanie).

Des rendements plus faibles… mais une qualité affirmée

Ce choix de l’enherbement est parfois critiqué : les rendements chuteraient-ils ? Il est vrai que la concurrence hydrique existe, en particulier les années fraîches et humides, ou sur sol très superficiel.

Rendement moyen(hL/ha) Enherbement naturel Sol nu (désherbage)
2018 28 34
2022 24 30

Mais la qualité aromatique des raisins s’en ressent : acidité mieux maintenue, arômes plus complexes, maturité phénolique harmonieuse (études IFV, 2022, et retours dégustation concours de Saint-Chinian).

  • Moins de volume, plus d’identité : Les vignerons interrogés parlent de vins “plus nerveux mais plus riches en expression du terroir”, phénomène valorisé par la montée du segment “parcellaire” chez les domaines d’Assignan, Berlou ou même la cave coopérative de Roquebrun.

La parole aux vignerons de l’Orb : choix, doutes et transmissions

Les témoignages illustrent mot à mot la complexité de cette décision :

  • “Je ne veux pas d’un champ de golf, mais d’une vigne qui respire”, confie Fanny, jeune installée à Saint-Martin-de-l’Arçon (2021).
  • Marc, en cave particulière à Prades, résume la tension : “C’est de la patience. On perd un peu de raisins sur les années sèches, mais on gagne en régularité sur dix ans. Et puis c’est beau, quand ça repart au printemps, toute cette vie.”
  • D’autres, plus prudents, pratiquent l’enherbement alterné, “par bandes”, particulièrement utile pour garder un accès en cas de forte pression de maladies ou d’inondations.

L’enherbement naturel est alors moins un dogme qu’un outil dynamique, adapté à la réalité de chaque parcelle, de chaque millésime, de chaque famille. Beaucoup reconnaissent “qu’on s’inspire du passé, mais que rien ne remplace l’observation au quotidien.”

Entre traditions et innovations : l’enherbement comme signature du pays d’Orb

Dans le paysage sinueux de la vallée, le maintien de l’enherbement naturel vient rappeler le rôle du vigneron en tant que gardien du sol et du vivant. Ce choix, loin des modes, traduit une manière de vivre la vigne patiemment, de prêter attention à la terre, et de se jouer des caprices du climat autant que des conventions agricoles.

Réponses concrètes face à l’urgence écologique, héritage discret mais précieux du travail paysan, l’herbe dans les vignes de l’Orb fait l’objet de débats, d’expérimentations et de transmissions générationnelles : à l’image de ce territoire où la rusticité n’exclut jamais la nuance.

À qui sait regarder, entre la Croix Ronde et les rives du Jaur, c’est tout un imaginaire agricole qui plonge ses racines, obstinément, au milieu des brins d’herbe et des cailloux chauds du Languedoc.

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