Le retour discret de l’aramon dans les vignes cachées de Vieussan

Le murmure retrouvé des ceps anciens

De loin, les terrasses de Vieussan se fondent dans la pente, ourlées d’oliviers, de figuiers – et de ces vignes ployées par l’âge et le vent du sud. Ici, dans ce coin du Haut-Languedoc, un nom renaît parmi les discussions d’après-cavage et d’avant-vendange : l’aramon. On croyait ce cépage oublié, relégué dans les nuances grisées d’une histoire agricole bousculée par l’après-guerre, la mécanisation et la course à la productivité. Pourtant, inlassable, il revient hanter la terre rouge, porté par le courage doux de quelques familles décidées à renouer l’usage à la mémoire.

Pourquoi ce retour, ici – à Vieussan, sur ces coteaux que l’on devine depuis la passerelle sur l’Orb ? Que représente l’aramon, et pourquoi ce nom vibre-t-il à nouveau parmi les treilles anciennes ? C’est à ces questions que les pieds dans la caillasse peuvent offrir une réponse sensible.

Aramon, enfance d’un cépage oublié

Un roi du Midi balayé par le vent de l’histoire

Il fut un temps où l’on pensait l’aramon invincible. De Béziers à Alès, en passant par les versants du Saint-Chinianais, il couvrait près de la moitié du vignoble languedocien : d’après les chiffres de l’FranceAgriMer, il représentait au seuil des années 1950 près de 150 000 hectares en Languedoc-Roussillon. Sa vigueur, sa capacité à donner des rendements supérieurs à 200 hectolitres par hectare, et son aptitude à endurer les terres maigres en avaient fait le socle du “vin de soif” tant prisé dans la première partie du XX siècle.

Mais à la faveur du grand retournement des années 1970, le Midi se détourne brutalement de l’aramon : arrachages massifs subventionnés, dédain des marchés pour son vin léger, souvent jugé “pâle et acide” (selon l’ampélographe Pierre Galet), et montée en force des cépages dits “améliorateurs” (grenache, syrah, carignan…). Les terrasses autour de Vieussan n’y échappent pas : l’aramon devient le synonyme du passé pauvre, celui dont on ne veut plus parler.

L’aramon, cépage paysan

Pourtant, plus que d’autres, il fut le cépage du peuple : modeste, résistant à la sécheresse, peu exigeant. On le plantait dans les coins que le carignan ou le cinsault boudaient, pour remplir la barrique et donner du vin de table à la famille comme aux vendangeurs. À Vieussan, de nombreuses parcelles classées “Vignes anciennes” sur le cadastre contiennent encore, en bosquets presque secrets, des souches d’aramon quasi-centenaires.

Vieussan : terres d’attente, terres d’expérience

À une quinzaine de kilomètres du tumulte de Béziers, Vieussan cultive une douce obstination : garder ses drailles, parler de ses anciens, protéger ses murs de schiste et ses produits locaux. Dans ce ballet discret, quelques vignerons font le pari d’un retour aux sources – et c’est là que l’aramon regagne son rang.

Depuis 2018, plusieurs initiatives, accompagnées par la Maison des Vins de Saint-Chinian, ont favorisé la réhabilitation de vieilles parcelles abandonnées, principalement autours des hameaux du Pin et de Ceps. Un recensement des cépages historiques, mené avec l’aide d’ampélographes locaux, a révélé la présence d’aramon sur plus de 7 hectares, souvent mêlé à l’alicante, au terret noir et au mourvèdre.

Ces vignes, conduites en gobelet, sont rarement irriguées ; elles gardent la trace d’une viticulture où chaque plante devait s’adapter, sans artifice, à la maigreur de la terre et aux caprices du climat.

Des familles qui résistent… et innovent

  • Au Mas du Pontil, Isabelle et Jean-Benoît Thuriès ont choisi de conserver et travailler les souches d’aramon retrouvées sur leurs parcelles, produisant une micro-cuvée en 2022 (moins de 700 bouteilles) entièrement consacrée à ce cépage, une première dans le secteur depuis plus de 40 ans.
  • L’association “Mémoire de Vignes” regroupe une dizaine de bénévoles, souvent petits propriétaires, attachés à réhabiliter les ceps centenaires trouvés sur le plateau du Collet. Grâce à leurs efforts, certains pieds datés des années 1920 produisent à nouveau un jus rouge pâle, qu’on partage à la Saint-Martin sur la place de l’église.
  • La cave coopérative du village expérimente la co-vinification d’aramon avec grenache et terret, revenant au savoir-faire local d’avant l’ère des monocépages.

Pourquoi revenir à l’aramon ?

Ce retour n’est ni un effet de mode, ni une posture passéiste : il s’explique par des raisons que l’on pourrait dire très contemporaines, et par une sensibilité retrouvée à la singularité des terroirs.

L’adaptation climatique

  • Résilience face à la sécheresse : L’aramon montre un potentiel d’adaptation supérieur à de nombreux cépages dits “améliorateurs” (Source : Vigne Vin Publications). En 2022, après l’un des étés les plus chauds jamais enregistrés en Occitanie, plusieurs vieux ceps à Vieussan ont donné un raisin sain là où grenache et syrah montraient des signes de stress hydrique marqué.
  • Maturité tardive : L’aramon mûrit plus tardivement, ce qui lui permet d’éviter les pics de chaleur les plus intenses du mois de juillet et août. Son cycle végétatif long assure un équilibre frais et une acidité intéressante pour des rouges légers.

Redécouverte des goûts “paysans”

  • Vin de soif, vin de partage : Dans une époque où les rouges puissants et boisés dominent le marché, le retour à l’aramon incarne la recherche de vins plus digestes, fruités, légers, parfois servis frais. À la dégustation, on note des arômes de fraise des bois, de groseille, une couleur rubis claire, presque translucide.
  • Identité locale : L’aramon raconte l’histoire d’une viticulture populaire, rustique mais raffinée à sa manière : boire un verre d’aramon à Vieussan, c’est goûter les amers herbacés du causse, la fraîcheur du vent d’automne et le souvenir des anciens qui “revenaient du clos avec le vin dans la musette”.

Rareté et valorisation patrimoniale

  • Une curiosité pour les œnotouristes : Moins de 130 hectares d’aramon sont déclarés en production en France (Source : Observatoire ampélographique 2021), dont moins de 10% en Occitanie. Ce qui confère à chaque cuvée un attrait particulier, recherché par les amateurs en quête d’authenticité.
  • Un argument pour les labels “Vignes anciennes” et “Patrimoine” : Grâce à la remise en culture d’aramons préphylloxériques, plusieurs domaines visent désormais la reconnaissance “Vignes exceptionnellement anciennes” (V.E.A.), ouvrant la voie à des aides spécifiques et à une meilleure visibilité sur les marchés spécialisés (Source : INAO).

Le vin d’aramon, entre tradition et expérimentation

À Vieussan, on ne cherche plus à imiter Bordeaux ni même les grandes signatures du Minervois voisin. L’objectif est ailleurs : produire moins, mais mieux, et renouer avec un esprit de convivialité. On observe depuis 2021 une multiplication des assemblages créatifs, mêlant l’aramon à de vieilles souches de terret, œillade, voire chasan ou mauzac pour des rosés vifs. Les rendements restent modestes (entre 25 et 35 hl/ha selon les années), contre les 200 hl/ha du temps jadis.

Fait marquant, lors de la fête des vins du village en juin 2023, le “P’tit Aramon du Pin” a reçu le premier prix dans la catégorie “vin de cépages oubliés” - une reconnaissance modeste, mais précieuse pour ce microcosme rural.

Des enjeux pour l’avenir

  • Préservation de la diversité génétique : Ces vignes, souvent non clonées, constituent un réservoir de diversité, précieux pour affronter les maladies et les changements climatiques à venir (INRAe, 2023).
  • Intergénérationnalité : La transmission du savoir autour de ces vieilles vignes, via des chantiers participatifs, permet à de nouveaux habitants comme à des enfants de vignerons de redécouvrir les gestes presque perdus : taille “en gobelet bas”, vendange manuelle, tri à la hotte.

L’aramon, un trait d’union entre mémoire et avenir

Le retour de l’aramon à Vieussan n’est pas une simple affaire de mode : il s’agit d’une réconciliation, à la fois intime et collective, entre un territoire, ses habitants, et le temps long de la vigne. Derrière ces ceps tordus et persévérants, il y a la volonté de ne pas laisser mourir un goût, une couleur, une manière de célébrer la terre. C’est une invitation à déambuler, le verre à la main, le long des terrasses oubliées – et à écouter ce que disent les feuilles quand souffle, de nouveau, le vent du sud.

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