Carignan en hauteur : l’âme des coteaux de Berlou

L’espace du carignan : entre pierre sèche et vent d’altitude

Le carignan, ce cépage qu’on a tant aimé avant de le reléguer au rang des “cépages d’appoint”, ressurgit aujourd’hui avec force sur les pentes tourmentées de Berlou. Ici, dans ce village accroché à 180 mètres d’altitude, aux portes des schistes du Haut-Languedoc, chaque pied de carignan semble dessiner un retour aux sources. Depuis la fin du XIX siècle, le carignan s’est ancré sur ces coteaux en terrasses, sculptés à la main. On y trouve encore des murs de pierre sèche, patiemment remontés, où la vigne s’incruste et s’accroche à la pente.

C’est un vignoble issu de la sueur, mais aussi d’une attention rare : l’exposition sud-sud-est, l’inclinaison variable, l’altitude qui modère l’ardeur du soleil languedocien, tout cela forge un microclimat singulier. Entre mars et mai, les vents d’aubes bousculent les jeunes pousses. L’été, l’amplitude thermique permet aux raisins de mûrir en gardant fraîcheur et vivacité.

Le carignan de Berlou : cépage marginal, identité centrale

Le carignan (ou carignan noir) est originaire de la péninsule ibérique, mais c’est un pilier des terroirs languedociens depuis la crise du phylloxéra. Autrefois décrié pour son potentiel productif, il a été l’un des plus plantés de France, avant d’être arraché massivement : entre 1988 et 2010, plus de 160 000 hectares sont éliminés de la carte du vignoble national (FranceAgriMer). Pourtant, autour de Berlou, il subsiste sur des sols où rien d’autre que la vigne ou la garrigue ne résiste.

  • Répartition : Le carignan représente 36 % de l’encépagement en AOP Saint-Chinian-Berlou (Syndicat des vignerons de Saint-Chinian), soit un rare bastion de ce cépage en France aujourd’hui.
  • Âge des vignes : Entre Berlou, Pierrerue et Vieussan, de nombreux pieds de carignan dépassent les 60, voire 80 ans. Un patrimoine vivant, qui façonne la complexité du vin.
  • Méthodes culturales : La grande majorité des parcelles est taillée en gobelet, parfois palissée sur échalas dans les endroits les plus escarpés.

La signature des schistes, la fraîcheur des coteaux

C’est le sol, d’abord, qui fait la spécificité du carignan de Berlou. La géologie ici compte : schistes gris-bleus feuilletés, très pauvres, dotés d’une remarquable capacité de drainage. Ces schistes permettent aux vignes de résister à la sécheresse, de forcer la racine à descendre profond, puisent minéraux et fraîcheur loin du tumulte solaire.

  • La minéralité : Les vins de Berlou sont réputés pour leur touche minérale – iodée, légèrement fumée, presque pierreuse. C’est particulièrement vrai pour le carignan qui a la réputation d’exprimer en toute transparence la nature du sol.
  • L’acidité préservée : Les carignans de coteaux, exposés au vent et bénéficiant d’une fraîcheur nocturne exceptionnelle, conservent une acidité qui donne longueur et énergie au vin.
  • Puissance aromatique : Les rendements faibles (souvent sous 30 hl/ha) concentrent les arômes de fruits noirs, de garrigue, de poivre et de cerise confite.

Le travail des hommes et des femmes : gestes d’hier et d’aujourd’hui

La difficulté du terrain – pierrier, pente sévère (parfois jusqu’à 30 %) – pousse à un travail essentiellement manuel. De la taille à la vendange, on croise encore des paniers d’osier (“hotte” ou “banaste”), des sécateurs inlassables, et des histoires sur des vendanges précoces fuyant les orages de septembre.

Geste traditionnel Adaptation moderne
Labour à la pioche, travail à la main sur les terrasses étroites Utilisation de treuils et de petits chenillards pour remonter les caisses
Sélection massale (conserver les plus beaux pieds lors de la replantation) Dégustation parcellaires, tris successifs lors de la récolte
Élevage en cuve béton ou en vieux foudre Cuvaisons longues, essais de macération carbonique pour révéler le fruit

Depuis dix ans, un mouvement vers la conversion bio (ou en agriculture raisonnée) s’est accéléré : à Berlou, 85 % des exploitations sont certifiées bio ou en conversion (INAO – 2022). Cela contribue à préserver la souche ancienne, réduire traitements chimiques et redonner vie au sol.

Carignan et assemblage : la complexité à la languedocienne

À Berlou, le carignan n’est pas isolé, mais assemblé aux syrah, grenache et mourvèdre. Pour l’AOP Saint-Chinian-Berlou, le carignan doit représenter au moins 30 % du mélange final, parfois jusqu’à 50 % dans certains domaines qui revendiquent son expression.

Quelques signatures locales s’illustrent :

  • Domaine Boissezon-Guiraud : Carignan sur 65 % de vignes – leur cuvée “Les Ruches” livre une bouche fraîche, minérale et racée.
  • Domaine Rimbert : Fervent défenseur du carignan, Jean-Marie Rimbert pratique la vinification en grappes entières, pour garder nervosité et floralité.
  • Domaine Carrière Pradal : Travaillant de très vieilles vignes, leur carignan entre dans des assemblages à dominante, portés sur la cerise noire et les notes fumées.

Certains essaient un carignan en monocépage, bien que cela reste marginal et souvent classé en IGP.

Anecdotes de vignes : le carignan, mémoire de Berlou

On raconte à Berlou que certains ceps remontent à l’entre-deux-guerres. Les paysages sont marqués par cette histoire : jusqu’aux années 1970, on cultivait encore sans machines, parfois grâce à quelques mules tirant un “capus” (houe). Un vigneron racontait à “La Semaine du Minervois” qu’il connaissait “chacun de ses 17 000 pieds” et savait où passeraient les sangliers ou où ressuscite une touffe de lavande sauvage.

Chaque printemps, les ‘anciens’ s’asseyaient à l’ombre des murs de schiste pour expliquer aux plus jeunes comment reconnaître la souche fatiguée, comment refaire une faille dans les pierres pour laisser couler les premières pluies de mars.

La mémoire collective de Berlou associe aussi le carignan à la solidarité : on se prêtait volontiers la main pour vendanger sur la zone la plus pentue (“le Bousquet”, “le Pioch”, “la Valette”), partageant le casse-croûte de fin de rang : pain, olive, fromage local, et un verre de carignan “pur jus”, élevé en bonbonne.

Les défis & perspectives : un cépage dans la lumière retrouvée

  • Changement climatique : Le carignan, autrefois jugé trop productif et peu élégant, revient sur le devant de la scène grâce à sa résistance à la chaleur et à la sécheresse – il mûrit lentement et tient bien l’alcool.
  • Rareté : Moins de 5 000 hectares sont aujourd’hui conservés dans l’Hérault, là où l’on en comptait 50 000 en 1979 (Agreste).
  • Valorisation : Les vignerons de Berlou misent aujourd’hui sur le label AOP, la mention “vignes centenaires” et la mise en avant du carignan sur les cuvées d’exception. On note également une demande accrue de la part des cavistes spécialisés parisiens ou berlinois, friands de ces vins frais, minéraux et identitaires.

Ce défi de transmission intergénérationnelle s’observe dans la dynamique locale : jeunes installés, reprises familiales et collectifs d’entraide (comme “Les Amis du Carignan”) rendent hommage à ce patrimoine en ressuscitant de vieilles parcelles et en innovant dans les vinifications – macérations longues, élevage sans soufre, travail sur la texture ou le fruit pur.

Autour de Berlou, chaque bouteille est ainsi le fruit du lieu, du corps, du temps. Difficile de goûter le carignan de ces coteaux sans percevoir, entre deux gorgées, cette musicalité du paysage : la rugosité du schiste, l’haleine du vent du sud et la mémoire têtue d’un village qui a fait du carignan non pas un cépage marginal, mais l’ultime signature de son identité.

Pour aller plus loin : explorer Berlou et ses carignans

  • Syndicat de l’appellation Saint-Chinian-Berlou
  • Dégustations au “Chai de Berlou” (coordonnées sur le site de la mairie)
  • Lecture : La vigne et le vin en Languedoc, histoire et renaissance, Éditions Privat, 2018
  • Randonnée autour du sentier des schistes de Berlou (balisage jaune, infos Office du Tourisme Orb-Jaur)

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