De la mémoire à la vigne : renaissance des cépages anciens dans le Haut-Languedoc

Un paysage de cépages à double visage : le visible et l’oublié

La façade viticole languedocienne, longtemps stigmatisée pour ses vins de masse, cache un trésor de diversité. Avant le phylloxera – ce minuscule insecte venu d’Amérique qui, dans les années 1860, dévasta la France viticole – le Haut-Languedoc regorgeait de cépages endémiques aux noms chantants et parfois oubliés : Terret, Aramon, Picpoul noir, Morrastel, Œillade, Clairette rose… Certains ne survivent qu’en quelques rangs miséreux ou vieux ceps noueux qui, souvent, servaient de repères ou de repaires à la faune et aux promeneurs.

Selon l’INAO, on comptait plus de 200 cépages différents en France au XIXe siècle, dont une centaine cultivée dans le seul bassin languedocien. Mais après le phylloxéra et, plus tard, la modernisation des années 1980, sur fond de crise de surproduction, la triade Syrah-Grenache-Carignan, modelée pour la standardisation et la facilité de production, relégua ces variétés à l’oubli.

  • En 1960 : l’Aramon représentait encore 25% du vignoble languedocien (source : FranceAgriMer).
  • En 2020 : la Syrah occupe désormais la première place, suivie du Grenache et du Carignan (source : Observatoire CNIV).

Pourtant, le terrain du Haut-Languedoc, fait de contrastes, de hauteurs, d’altitude et de diversité de sols, reste un écrin unique pour ressusciter ces variétés anciennes.

Nouvelle génération, nouvelle lecture des terroirs

La transition ne se fait pas sans courage ni obstination. Plusieurs jeunes domaines – on en recense une quarantaine créés par des trentenaires ou quarantenaires depuis 2010 dans la seule communauté de communes Grand Orb (source: CIVL) – réinvestissent des microparcelles en friche, rachetées à bas prix, souvent héritées de familles ex-propriétaires ou redécouvertes au hasard des labours.

Ces vignerons, à l’écoute de la terre et des anciens du village, réapprennent à tailler, à conduire la vigne sans irrigation, à vendanger tôt ou tard, selon les caprices du Jasse ou du vent des Autans. À la croisée de l’école de la vie et de l’œnologie scientifique, ils interrogent la mémoire locale.

  • Loïc, installé à Berlou, a repris les vieux rangs de Terret gris de son grand-père, arrachés partout ailleurs mais qui cisèlent ici un blanc de soif vif comme le courant de l’Orb.
  • Victoire et Thomas, sur les hauteurs de Saint-Chinian, réimplantent du Picpoul noir grâce à la coopération d’un pépiniériste local, après des mois de recherches dans les archives et auprès des voisins.

Une quête patrimoniale et esthétique

  • La sauvegarde du matériel végétal : En partenariat avec des conservatoires (INRAE, lycée agricole de Pézenas), ils récoltent les derniers sarments sains pour greffer sur porte-greffes résistants.
  • La reproduction fidèle : Par sélection massale, méthode d’avant la sélection clonale, ils préservent la variabilité interne des cépages, source de résilience face au changement climatique.
  • La vinification séparée : Chaque microparcelle est vinifiée à part pour mieux comprendre l’expression aromatique des vieux cépages, souvent plus floraux, frais, ou rustiques.

Redécouvrir, c’est aussi inventer : pratiques nouvelles autour du patrimoine

Soutenus par les réseaux locaux et nationaux – Les Vignerons Engagés, Paysans de Nature, Slow Food –, les jeunes vignerons cultivent une approche quasi expérimentale. Leurs domaines sont à taille humaine (souvent moins de 7 ha), leurs pratiques empreintes de biodiversité : semis d’engrais verts, travail avec des troupeaux de brebis, enherbement naturel, vinification peu interventionniste.

  • Les levures indigènes : Elles révèlent la vraie personnalité du cépage et du terroir. Certains résultats sur le Ribeyrenc, par exemple, offrent des profils plus légers, adaptés aux nouvelles demandes de fraîcheur.
  • Des cuvées “mémoire” : Parfois issues de l’assemblage de plusieurs anciens cépages, elles sont sans sulfites ajoutés, non filtrées, étiquetées avec le nom du cépage oublié, suscitant la curiosité des amateurs.

L’adaptation climatique, un levier pour les cépages anciens

Sous le climat méditerranéen désormais plus sec – températures moyennes en hausse de 1,4°C sur 40 ans dans l’Hérault, selon Météo France – ces variétés anciennes présentent des avantages stratégiques :

  • Maturité tardive : Comme le Piquepoul noir, peu sensible aux coups de chaud d'août.
  • Rendements maîtrisés : Le Terret ou le Morrastel, parfois moins vigoureux, évitent les excès et permettent des vendanges à bonne maturité sans irrigation.
  • Résilience aux maladies : La Clairette rose, résistante au mildiou, séduit certains jeunes installés bio.

Ainsi renaît, dans les caves et sur les cartes des vins des bistrots pointus (source : Revue du Vin de France, numéro spécial Languedoc 2023), une gamme expressive et vibrante, loin des standards internationaux.

Noms et visages : petites fiches de cépages retrouvés

Cépage Couleur Caractéristiques Zones de réimplantation
Œillade Noire Rouge Jolie souplesse, faible taux d’alcool, touches de fruits rouges frais. Cultivé jadis pour les vins de comptoir, maintenant plébiscité en rosé ou rouge léger. Sainte-Croix, Roquebrun, Berlou
Terret Gris/Blanc Blanc Fraîcheur citronnée, finale saline, très ancien en Languedoc, idéal pour les terrains caillouteux Berlou, Saint-Chinian, Minervois
Morrastel Rouge Célèbre autrefois, croisement du Graciano et Mondeuse noire, typé épices et sous-bois, bon potentiel de garde Lunas, Laurens
Piquepoul Noir Rouge Acidité naturelle élevée, matière fine, bouche digeste. Cépage résistant à la sécheresse. Saint-Chinian, Faugères

Entre entraide et visibilité : comment ces vignerons partagent leurs expériences

La redécouverte des cépages anciens n’est pas une aventure solitaire ; elle implique tout un écosystème fraternel. Des associations comme "Terroirs d’Avenir" encouragent le recensement collectif et l’échange de bois de greffe. Des journées portes ouvertes, « sauvages » parfois, rassemblent curieux, restaurateurs et cavistes (exemple : journée du Printemps des Cépages Oubliés à Gabian ou Rosis), ravivant la convivialité d’autrefois.

Infatigables, certains vignerons animent aussi des podcasts, passent sur Radio Pays d’Hérault ou la web-série "Vignerons d’Altitudes" pour raconter ce qui change : le geste, la langue, la patience retrouvée, et la part de rêve. De plus en plus, ces micro-domanes ouvrent leurs portes, organisent des balades vigneronnes et des dégustations où l’on apprend, verre en main, le vrai sens du mot diversité.

  • Les réseaux sociaux (Instagram, Facebook) servent de carnet de campagne, restituant la beauté des vieux ceps et la couleur des jus pressés à la main.
  • Des marchés de producteurs ou foires (ex : Fête des Vignes à Lamalou-les-Bains) exposent chaque automne les flacons rares issus de cépages ressuscités, souvent à petite échelle (moins de 2000 bouteilles par cuvée).

De la vigne au verre : enjeux et perspectives pour le Haut-Languedoc

Réinventer la viticulture par les cépages anciens, c’est oser sortir des sentiers battus tout en ancrant le geste agricole dans une longue histoire collective. Les bénéfices sont multiples :

  • Diversité paysagère : Les vieilles vignes conservent l’enchevêtrement de haies, de murets, de chênes verts, éléments vitaux dans la lutte contre l’érosion et les incendies (source : Musée de la Vigne et du Vin à Saint-Chinian).
  • Dynamique sociale : La relance des cépages anciens attire de jeunes installés, dynamise les villages et attire un tourisme avide d’authenticité.
  • Pérennité économique : Sur les marchés de niche et à l’export, ces cuvées singulières trouvent preneur, valorisées par leur rareté et l’originalité narrative qu’elles proposent.

Le Haut-Languedoc des jeunes vignerons ressemble ainsi à un chantier permanent, où la nostalgie ne s’oppose pas à l’innovation, mais la nourrit : chaque grappe récoltée, chaque nom retrouvé, porte en germes la promesse d’un avenir à la fois fidèle et inventif – un terroir en mouvement, jamais figé, où l’ancien devient matière première du renouveau.

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