Au cœur du Haut-Languedoc : héritages vivants de la vigne et du temps

L’art de la taille ancienne : cordon de Royat, gobelet et secrets de main

Sur les terrasses rocailleuses de l’Orb ou les pentes de la vallée du Jaur, la taille de la vigne n’est pas qu’affaire de rendement, mais d’adaptation et de transmission.

  • La taille en gobelet : Pratique emblématique du Midi, elle se retrouve encore sur bien des vieilles parcelles de Carignan, d’Aramon ou même de Grenache. Le gobelet, cette forme en « candélabre », sans palissage, préserve la souche des vents forts et du soleil brûlant. Il favorise aussi un enracinement profond, ce qui n’est pas un luxe sur ces sols caillouteux et secs. On estime que sur certains secteurs de la vallée de l’Orb, jusqu’à 15% des vignes en production sont encore taillées de cette manière (source : INRA Montpellier).
  • Le cordon de Royat basse : Cette méthode, adaptée à la mécanisation mais aussi bien utile sur des cépages vigoureux, se perpétue beaucoup dans les petits domaines familiaux. C’est souvent au fil de la parole familiale que ses subtilités se transmettent.
  • Les vieilles tailles "à la languedocienne" : Ici ou là, subsistent des souches taillées en « éventail » ou selon la mémoire d’un aïeul, surtout dans les petites exploitations, où chaque souche raconte un peu l’histoire de ceux qui l’ont soignée.

Palissage et attaches naturelles : la tradition des matériaux locaux

Dans le Haut-Languedoc, l’inventivité s’est aussi invitée au jardin de la vigne. Avant l’époque du fil galvanisé systématique et des agrafes plastiques, le palissage puisait dans la ressource locale :

  • Le bois de châtaignier ou de robinier : Les piquets encore visibles sont souvent issus de forêts proches. Le châtaignier, résistant à l’humidité et à la vermine, est particulièrement apprécié dans la vallée du Jaur où ses taillis abondent.
  • Attaches en jonc, osier ou fil de ronce : Jusqu’aux années 1960-70, on attachait les sarments au palissage avec des brins d’osier – quelquefois cultivé dans la région de Bédarieux – ou des tiges souples de jonc : des gestes fins, déliés, à la fois économiques et biodégradables.

Aujourd’hui, certains vignerons continuent, par conviction écologique ou par fidélité, à palisser et attacher avec ces matériaux, délaissant le tout-plastique. Il existe même, dans quelques villages (Mons, Roquebrun), des ateliers saisonniers où l’on apprend à fendre la ronce pour en faire de solides attaches naturelles.

Cépages anciens et pratiques locales : des choix portés par la mémoire

La tradition languedocienne ne réside pas seulement dans la main, mais aussi dans le fruit. Si la mondialisation a standardisé les cépages, certains vignobles du Haut-Languedoc osent la fidélité aux variétés oubliées :

  • Aramon, Terret, Oeillade : Ces noms résonnent encore sur les anciens cadastres. Quelques parcelles conservées en vieilles vignes donnent naissance à des cuvées confidentielles, vieilles souches et faible rendement obligent.
  • Carignan en gobelet : Une tradition qui permet d'obtenir une expression très typique du terroir, robuste et fruitée, particulièrement recherchée par les amateurs de vins d’authenticité.
  • Plan de Redon : Un cépage presque disparu, encore entretenu sur quelques parcelles de la vallée de l’Orb, résistant aux caprices du climat et des sols.

Ce maintien des cépages traditionnels va souvent de pair avec une viticulture peu interventionniste : produits phytosanitaires limités, travail du sol au plus juste.

Le travail du sol : héritage du cheval et de la binette

Le paysage de la vigne du Haut-Languedoc, avant la généralisation du tracteur (années 1960), était charrié par la force animale et humaine. Une économie de la fatigue, une science patiente des rythmes et des outils :

  • Labours à la charrue vigneronne ou à la “binette languedocienne” : Jusqu’aux années 1980, on laboure à faible profondeur, surtout dans les petites parcelles trop pentues pour les engins modernes. Une poignée de vignerons maintiennent toujours une ou deux rangs travaillés au cheval, notamment sur les terrasses étroites de Vieussan et Cessenon.
  • Décavaillonnage manuel : L’enlèvement de la terre autour du pied de vigne, pour aérer et maîtriser les mauvaises herbes, se pratique encore à la main sur les vieux coteaux (source : Chambre d’Agriculture Hérault).

En sierraud, certaines familles utilisent encore les “grandes pioches” à manche court, outils forgés sur place par les derniers forgerons de la région.

Traitements, effeuillage et vendanges : gestes du temps long

Traitements : soufre et bouillie bordelaise, sans excès

Avant la chimie moderne, la survie des ceps passait par l’usage précautionneux du soufre contre l’oïdium (introduit dans la région dès la crise de 1852), et de la bouillie bordelaise contre le mildiou. Ces produits, encore aujourd’hui labellisés “bio”, demeurent incontournables chez de nombreux vignerons, où la pulvérisation s’adapte à la climatologie particulière des vallées (rosées matinales, humidité estivale).

L’effeuillage à la main

En été, sur certaines parcelles, les feuilles sont effeuillées à la main — permettant au raisin de mieux capter le soleil et favorisant la circulation de l’air. Les familles racontent parfois la longue tradition des enfants mis à contribution, “par roulements”, lors de la Saint-Jean.

Vendange “au seau” : la résistance du manuel

  • Sur les plus vieux rangs, inaccessibles à la machine, la vendange à la main demeure. On coupe “à la serpette” ou “au sécateur à cliquet”, les paniers portés sur le dos ou la hanche.
  • Certains domaines de la vallée de l’Orb, notamment en AOC Saint-Chinian ou Faugères, revendiquent près de 40% de vendanges manuelles sur leur production totale (source : Syndicat des Vins de Saint-Chinian).

La vinification : une tradition d’écoute

L’empreinte du passé se retrouve jusque dans la cave. Si beaucoup d’installations se sont modernisées, plusieurs viticulteurs conservent tout ou partie de méthodes anciennes :

  • Fermentation en cuves béton ou foudres : Le béton, omniprésent dans les caves coopératives des années 1930-1960, est parfois privilégié aujourd’hui pour sa stabilité thermique. Quelques domaines en vallée d’Orb continuent à fermenter et à élever leurs vins en vieux foudres de chêne.
  • Éraflage manuel et foulage au pied : Pratiqué pour les micro-cuvées ou les cuvées “patrimoniales”, le foulage traditionnel préserve les grains pour des macérations douces.
  • Soutirage gravitaire : Le vin est encore parfois descendu d’un étage à l’autre par simple gravité, sans recours à la pompe, méthode respectueuse du vin et reflet d’une organisation architecturale ancienne.

Ambiances et voix : une mémoire du paysage

Ces techniques anciennes, loin d’être de simples gestes muséifiés, participent tous les jours à la vie agricole et sociale des villages du Haut-Languedoc :

  • La “mounjetado” : repas collectif de la fin de vendange, où circulent encore les histoires du grand gel de 1956 ou de la grêle de 1983.
  • Le “cliquetis” de la serpette, tôt le matin sous la brume, ou le “grincement” du vieux pressoir dans l’arrière-cave.

En creusant la terre, la vigne, le temps, ces pratiques disent le refus de l’oubli et la volonté des hommes et femmes du Haut-Languedoc de garder ouverte la porte de leur mémoire tout en avançant. La transmission n’est pas ici figée mais mouvante, vivante, et tout amateur, visiteur, marcheur ou rêveur de passage saura la reconnaître, s’il prend le temps de poser la main sur un cep ou d’écouter le vent dans la Croix Ronde.

Pour aller plus loin :

  • INRA Montpellier – Études sur la taille de la vigne en Occitanie
  • Chambre d’Agriculture de l’Hérault – Rapport sur les pratiques viticoles (2021)
  • Syndicat des Vins de Saint-Chinian – Dossiers sur la vendange manuelle
  • Dictionnaire du vignoble languedocien (coll. Jean-Claude Carrière, Albin Michel, 2006)

En savoir plus à ce sujet :