Les vendanges à la main : gestes et mémoires au cœur de la vallée de l’Orb

Une vallée, une vendange : le temps suspendu

Lorsque la brume effleure les vignes en gradins des coteaux de la vallée de l’Orb, un silence habité règne. Seules les cisailles crissent doucement, ponctuant la rosée de leurs claquements secs. Ici, dans ce Haut-Languedoc discret, la vendange manuelle n’est pas une simple méthode, c’est un rite renouvelé chaque année, forgé par la pente, la parcelle morcelée, le respect de la vigne et l’attachement aux gestes séculaires.

Entre Bédarieux et Hérépian, Roquebrun ou Vieussan, les vendanges à la main restent majoritaires dans les petites exploitations, en particulier lorsqu’il s’agit de vignes vieilles, plantées en terrasses ou sur des pentes argilo-calcaires abruptes, là où aucune machine ne s’aventure sans compromettre pieds, pierres et raisins (Source : Chambre d’Agriculture de l’Hérault).

L’art des vendanges manuelles : gestes, outils et coutumes

Les préparatifs : attendre et observer

  • La maturité du raisin : Dans la vallée de l’Orb, la date des vendanges n’est jamais une décision figée. On goûte les raisins, on observe la couleur des pépins, la texture de la peau, la souplesse de la grappe. Longtemps, avant l’ère du réfractomètre, les vignerons prenaient le pouls du vin à venir d’un simple regard, d’un doigt taché d’un jus sombre.
  • La bénédiction et la convivialité : Certaines familles perpétuent la coutume de bénir le vignoble ou de partager une soupière de haricots blancs avant le lever du jour, comme un augure de bonne récolte.

Outils à la main : petits et robustes compagnons

  • Sécateur manuel (« coupet » ou « capuçadou ») : La taille courte de la lame permet de glaner la grappe sans blesser le vieux cep tortueux. Encore aujourd’hui, beaucoup utilisent des modèles anciens, à manche en buis ou en corne, hérités des aïeux.
  • Paniers et comportes : L’osier souple tressé borde les rangs. Les plus anciennes comportes étaient en bois ou en fer, capables de contenir jusqu’à 45 kg. Aujourd’hui, le plastique a succédé, mais certains irréductibles conservent les « banastes » – ces paniers d’antan légers que l’on portait à l’épaule.
  • Coudures ou tabliers à vendanger : Épinglés à la taille, ils protègent des griffures et facilitent la cueillette sur les pentes escarpées.

Dans les villages comme Berlou ou Saint-Martin-de-l’Arçon, il n’est pas rare de croiser, lors des matinées de septembre, ces silhouettes penchées, pieds ancrés dans la terre chaude, cisaillant de la main droite, tenant la grappe de la gauche, déposant le fruit dans la panette – « c’est tout le savoir du pays qui s’exprime dans ce va-et-vient patient » confie André Puech, vigneron à Cessenon-sur-Orb.

Techniques anciennes, secrets des coteaux

La récolte à l’ancienne : gestes précis

  1. Le glanage sélectif : Dans les vignes en gobelet, les grappes ne sont pas rangées en lignes régulières mais éparses, souvent cachées sous le feuillage. Le vendangeur doit avancer à tâtons, soulevant les pampres, pour choisir les grappes mûres, parfois en laisser d’autres « ressuyer » (affiner) quelques jours encore, selon l’exposition (Source : INAO).
  2. Dépose, transport et tri : A chaque collecte, le raisin passe de la panette à la comporte. Dans certains mas, la tradition veut que ce soit le plus jeune de la famille qui porte la première comporte jusqu’au chais, sous les hourras du reste de la troupe.
  3. Le tri sur place : Beaucoup de domaines pratiquent un tri grossier à la vigne – les grappes abîmées ou trop vertes restent au sol, pour ne ramasser que le meilleur potentiel.

Des vendanges en équipe : des liens et des chants

  • Les ramassages tournants : Il est d’usage, dans plusieurs villages, de s’entraider. On « fait la vendange » chez l’un, puis chez l’autre, suivant la maturité du raisin. Cette solidarité rurale porte les noms de « vendanges tournantes » ou « corvées collectives » dans les vieux carnets du pays d’Orb.
  • Chants et repas dans la vigne : Jadis, le travail s’accompagnait de chansons à répons. Le célèbre « Cant dels Vinhairons », entonné entre deux rangs, marquait la cadence et ouvrait l’appétit pour le casse-croûte du matin, pain, pâté et fromage à la croûte bleue cueilli dans les lauzes voisines.

Les raisons d’une persistance : terroir, pente et patrimoine vivant

  • Topographie et morcellement : Sur près de 80 % des vignes du Haut-Languedoc, la déclivité ne dépasse pas 1,20 mètre entre rangs (Sources : INSEE, Observatoire français de la viticulture). À Roquebrun, 60 % des parcelles sont en forte pente, mécanisation impossible.
  • Préservation des vieilles vignes : Le Carignan, le Cinsault, la Clairette ou le Grenache donnent en vallée de l’Orb d’admirables vieux ceps, certains centenaires, trop fragiles pour subir les secousses mécaniques. On estime que 30 % des pieds ici ont plus de 50 ans, garantissant des rendements modestes mais une exceptionnelle richesse aromatique (Source : Syndicat des Vins du Saint-Chinian).
  • Vinification parcellaire : La vendange manuelle permet de rentrer séparément les différentes parcelles selon le stade parfait de maturité, préservant ainsi la typicité de chaque micro-terroir.

Au fil du XXe siècle, la mécanisation a gagné du terrain plus bas dans la plaine héraultaise, mais, dans la vallée, ce sont surtout les vignerons indépendants, les caves coopératives traditionnelles de Berlou ou de Roquebrun, et quelques domaines familiaux qui perpétuent la vendange à la main. Ce choix est un acte de résistance, parfois économique (main-d’œuvre plus onéreuse), mais il s’inscrit surtout dans une logique écologique : peu de tassement des sols, peu de blessures sur le cep, limitation des pertes.

Anecdotes de vendanges : mémoire et instantanés

Année Bref récit
1922 La première vendange après la crue mémorable de l’Orb : les vignes couvertes de limon donnaient un blanc surprenant, qui fit parler à la foire de Bédarieux.
1976 L’année de la grande sécheresse : on vendangea si tôt que les festivités eurent lieu presque sans raisins, mais le « banquet des copelets » réunit tout le village aux halles de Vieussan.
2017 Gelée noire sur le plateau du Caroux. Une équipe de vendangeurs portugais, revenus chaque année depuis 1998, insista pour faire la cueillette manuelle, sauvant l’essentiel d’un millésime malmené.

Portrait de cépages locaux et de terroirs à la main

  • Le Carignan noir : Cépage robuste, parfaitement adapté aux terrasses sèches et pierreuses. Donne peu, mais la grappe serrée, à vendanger avec patience, offre des vins charpentés et poivrés.
  • Le Terret blanc : Presque disparu, réservé à quelques rangs près de Saint-Nazaire-de-Ladarez. La vendange manuelle permet de sélectionner les rares grappes à maturité tardive, donnant un vin frais, iodé, souvenir des anciens amphores gauloises.
  • Le Mourvèdre : Très présent autour de Roquebrun. Sa maturité lente oblige à des passages successifs, par vendange « par tries » (en plusieurs fois), typique du savoir-faire manuel.

L’après-vendange : fêtes, transmission et renouvellement

La récolte terminée, la vallée s’anime autrement. La fête de la Saint-Denis (début octobre) marque souvent la fin des vendanges dans plusieurs villages de la vallée, à coups de repas partagés et de chansons traditionnelles. Les anciens racontent aux plus jeunes le sens de chaque geste, la patience, l’écoute de la nature. Les vendanges manuelles, dans l’Orb, sont mémoire et futur tout à la fois : elles forment la dernière maille vivante d’une chaîne débutée il y a deux mille ans, au temps des colons romains, et qui continue de tisser en silence le goût profond des coteaux languedociens.

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