Vendanges à Vieussan : gestes d’antan et savoir-faire d’aujourd’hui

Vieussan, berceau de vignes suspendues entre ciel et roc

Perché entre les gorges de l’Orb et la rudesse du Caroux, Vieussan abrite des vignobles discrets, serrés sur des versants où la nature n’offre guère de compromis. Ici, pas de vaste plaine mécanisée, mais des parcelles en terrasses, « bancels » de schiste noir, accessibles seulement à pied. Ces vignes, entre 80 et 350 mètres d'altitude, rappellent que la main de l’homme a sculpté la terre avec patience, bien avant que l’on roule le raisin sous des machines.

Dans ce paysage mouvant de vent et de pierres, la vendange manuelle n’est pas une nostalgie mais une nécessité. Elle protège le fruit fragile, traverse les époques, et s’adapte, discrètement, aux réalités du XXIe siècle.

Pourquoi la vendange manuelle subsiste-t-elle à Vieussan ?

  • Topographie insoumise : Les vignes de Vieussan sont majoritairement en terrasses étroites, dont certaines, encore soutenues par des murets centenaires, défient les machines à vendanger – laborieuses, instables ou totalement impossibles à utiliser sur ces pentes allant jusqu’à 45 %.
  • Respect du raisin : Les cépages locaux – Carignan, Grenache noir, Syrah ou Mourvèdre sur les coteaux rouges, Clairette, Terret bourret ou Muscat parmi les vieux ceps blancs – sont travaillés pour une vinification de qualité, souvent en bio ou nature. Le ramassage manuel limite l’oxydation, les blessures à la pellicule du fruit, et préserve la fraîcheur aromatique.
  • Soutien à une tradition familiale : À Vieussan, plus de 80 % des surfaces viticoles sont travaillées en fermes familiales ou en domaines indépendants, parfois en polyculture ou en complément d’un autre métier. Le maintien du geste manuel reste aussi une histoire de transmission (source : Chambre d’Agriculture de l’Hérault 2022).

Les temps forts de la vendange : du lever rose à la cave sombre

Le cycle de la vendange, à Vieussan, se déroule sur 2 à 4 semaines selon les cépages et l’évolution des saisons. Dès la mi-septembre, parfois plus tôt pour les Muscats précoces, le village se hérisse de sons : cisailles qui claquent, seaux entrechoqués, rires qui vibrent entre pierres chaudes et sentiers en zig-zag.

Préparer la vigne : visites, coup d’œil et prélèvements

Avant les premiers coups de sécateur, les vignerons visitent la vigne en famille ou entre voisins. Ils contrôlent la maturité :

  • Dégustation des baies (goût sucré, texture des pépins)
  • Mesure du taux de sucre au réfractomètre – la plupart cherchent entre 12,5 et 14 % d’alcool potentiel pour les rouges
  • Notes sur l’état sanitaire (oïdium, pourriture grise rare grâce au vent)

Le ramassage, une chorégraphie attentive

Sur ces croupes étroites, la cueillette se pratique accroupi, à la main, sécateur en fer ou « serpette » selon les plus anciens. Les grappes sont triées à la souche : on écarte les grains abîmés, on coupe serré juste au-dessus de la future branche. Chaque coupe, chaque geste, s’ancre dans un savoir transmis – geste lent sur les vieux Grenaches, plus rapide sur la Syrah en gobelet.

La récolte se fait souvent en petites équipes de 3 à 8 personnes, parfois plus lors des journées partagées, dans le respect d’une cadence douce pour ne pas blesser la vigne. Les seaux (pots de 10 à 15 litres, parfois d’anciens bidons coupés) sont déversés dans des hottes dorsales ou « bauges », portées par le doyen ou le plus solide du groupe.

Entre hotte et brouette : l’acheminement du raisin

  • Les parcelles les plus raides n’admettent que le portage manuel : on voit encore, certains matins, passer les silhouettes voûtées, hotte sur le dos, pour descendre ou monter jusqu’à la route la plus proche.
  • Les familles équipées d’une brouette tout-terrain ou d’une petite remorque, dite « chenillette », optimisent les trajets, mais ces outils sont adaptés maison.
  • Des treuilles à câble, vestige d’une époque où les mulets servaient encore, subsistent sur deux ou trois domaines (infos recueillies auprès de la cave de Berlou, village voisin).

Variétés locales et gestes spécifiques : ce que chaque cépage demande

CépageMéthode de coupeÉpoque de vendange
CarignanSécateur, taille basse ; tri rigoureux, grappes épaissesMi-septembre à début octobre
Grenache noirSerpette ; gestes lents, surveillance du botrytisFin septembre
SyrahCoupe rapide et nette ; alignements faciles à vendangerMi à fin septembre
ClairettePetite poignée, grande fragilité, coupe manuelle impérativePremière quinzaine de septembre
Muscat Petits GrainsRamassage matinal, grappes légères, transport soignéDébut à mi-septembre

Le transport jusqu’à la cave : la lutte contre la chaleur et les heures

Un des défis de la vendange manuelle à Vieussan reste la rapide montée des températures dès 10 h. Aussi, le ramassage se fait souvent dès l’aube, et les grappes sont descendues sans délai vers la cave, installée soit dans le village, soit en bas du coteau. Les vignerons utilisent pour cela :

  • Des camionnettes familiales, parfois encore les tracteurs vignerons (type Loiseau, emblématique des années 1960, aujourd’hui restaurés par des passionnés)
  • Des paniers en osier traditionnels sur les plus petits domaines, pour éviter l’écrasement du raisin

Le taux de perte par oxydation reste maîtrisé, autour de 2 à 4 % selon les années, bien inférieur aux vendanges mécanisées sous forte chaleur (source : Union des Œnologues de France, dossier 2021 sur les vendanges manuelles en Languedoc).

Des gestes immuables, de rares adaptations : l’évolution discrète des méthodes

Malgré la fidélité à la coupe manuelle historique, Vieussan a intégré quelques ajustements, dictés par la réalité sociale et climatique :

  • Recours ponctuel à des équipes de vendangeurs saisonniers, venus d’Espagne ou de l’Aude toute proche – une pratique ancienne, mais plus encadrée aujourd’hui (permis de travail, hébergement chez l’habitant).
  • Tri à la parcelle plutôt qu’à la cave, pour gagner en efficacité et diminuer le taux de déchet.
  • Utilisation de cagettes ajourées en plastique alimentaire, moins lourdes que les paniers d’osier classiques, mais encore marginale sur les domaines attachés à la tradition.

Anecdotes et voix de la terre : mémoire des vendanges vieussanaises

Au détour d’un chemin, Louis, 72 ans, raconte : « Autrefois, la cloche sonnait au village et tous partaient ensemble, de la vigne du Bas jusqu’au Clot de la Serre. On chantait, on se lançait les seaux… Aujourd’hui, on travaille plus en silence, mais le plaisir d’être là reste le même ! » Cette solidarité demeure : quelques familles se regroupent encore pour achever ensemble les parcelles les plus ardues.

L’histoire rapporte aussi qu’en 1976, année de sécheresse extrême, la vendange a été terminée en quatre jours par la quasi-totalité du village mobilisé, les enfants aidant à ramasser les Muscats pour éviter qu’ils ne « cuise » sur souche.

Un patrimoine vivant, entre authenticité et renouveau

La méthode de vendange manuelle à Vieussan n’est pas seulement une affaire de technique. Elle façonne les vins, imprime des arômes francs et limpides aux blancs de Clairette ou à la puissance du Carignan. Mais elle engage aussi tout un territoire dans une dynamique d’entraide, de respect du vivant, et devient emblème d’un Haut-Languedoc résolument attaché à ses particularismes.

Bien que la mécanisation gagne les plaines proches, elle ne parvient pas à entamer la vitalité du geste manuel sur ce territoire aux chemins suspendus. Les jeunes domaines, eux aussi, persévèrent, adaptant les horaires, les outils, mais refusant le compromis sur l’attention portée aux ceps et au fruit.

Il y a dans ce refus de l’industrialisation une fierté discrète, une sagesse de la main, qui continue de souffler d’un millésime à l’autre, quand, au petit matin, la brise d’autan traverse les vignes et les cafés du village.

  • Sources principales : Chambre d’Agriculture Hérault, Cave de Berlou, Union des Œnologues de France, entretiens avec vignerons de Vieussan

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