L’œillade noire : mémoire vive des assemblages languedociens

Au fil des coteaux, l’ombre discrète de l’œillade noire

Dans les terroirs confidentiels du Haut-Languedoc, la vigne chuchote à qui veut l’écouter. Sous la Croix Ronde, entre drailles et garrigue, elle porte parfois, dans la rugosité de ses sarments anciens, le secret d’un cépage presque éteint : l’œillade noire. Beaucoup l’imaginent disparue, diluée par l’arrachage des années 1970 et la flambée des cépages internationaux. Pourtant, l’œillade noire eut jadis une place de choix dans la mosaïque des assemblages locaux — accompagnant la syrah, le grenache, le mourvèdre, et donnant ce supplément d’âme aux vins de nos collines.

Mais quels étaient précisément ces usages de l’œillade noire ? Pourquoi ce cépage a-t-il été sacrifié, et comment quelques parcelles ténues perpétuent-elles sa mémoire ?

Portrait d’un cépage oublié

L’œillade noire, ou tout simplement œillade, ne doit pas être confondue avec la cinsaut œillade, ni avec l’œillade blanche. Ce cépage autochtone, mentionné dès le XIXᵉ siècle dans la Statistique agricole de l’Hérault (source : INAO, Vigne-Vin Sud-Ouest), se distingue par sa précocité, ses baies juteuses à la peau fine et sa capacité à résister à la sécheresse. Il affectionne les zones de piémont, les pentes modérées, la profondeur des sols argilo-calcaires des Avants-Monts.

  • Synonymes : Œillade noire du Languedoc, œillade du Gard, œilladot
  • Surface actuelle recensée (France, 2021) : moins de 50 hectares (L’Institut Français de la Vigne et du Vin – IFV)
  • Arômes typiques : fruits rouges croquants, violette, touche de réglisse, soupçon d’épices douces
  • Cycle végétatif : précocité, maturité rapide, vendange courant août dans les secteurs les plus chauds

Son nom, poétique, viendrait de « oilada » (regard) en occitan, allusion à l’aspect brillant de ses grains sombres ou à l’attirance du regard face à ses grappes gourmandes. Culturellement, il reste le cépage des bras cassés au mépris du rendement, celui qu’on plantait en bordure de champ, pour la consommation familiale ou le petit vin des jours de fête.

Un rôle-clé dans les anciens assemblages locaux

La signature des vins de partage

Dans les villages de la vallée d’Orb, l’œillade noire apportait fraîcheur, légèreté et rondeur aux assemblages destinés à la consommation des familles d’agriculteurs, des vignerons mineurs et des caféiers. Sa faible teneur en tanins, son acidité vive et sa gourmandise naturelle permettaient d’équilibrer la robustesse des carignans, l’alcool marqué du grenache ou la rusticité de l’aramon, autre grande figure locale. Ce n’est donc pas un hasard si les témoignages d’anciens relatent qu’« un tonneau sans œillade, ce n’est pas du vin de soif ».

  • Assemblage typique pré-1950 : Carignan noir (30-60 %), aramon (10-40 %), grenache noir (15-30 %), œillade noire (5-20 %), plus rarement cinsault (Source : André Darrigrand, Les Vins du Languedoc, 1983)
  • Pourcentage maximal d’œillade noire observé : jusqu’à 25 % dans certains domaines familiaux de la moyenne vallée de l’Hérault
  • Usages familiaux : augmentation de la buvabilité, couleur plus soutenue, finesse aromatique, capacité à « tirer les litrons et remplir la jatte » au bistrot

Ce rôle d’adoucisseur a longtemps compensé la rugosité et l’acidité de cépages massivement plantés pour la productivité. L’œillade épousait le grenache dans les assemblages généreux, assouplissait le carignan des sols maigres, rebondissait sur les notes de réglisse du mourvèdre. On la cueillait tôt, parfois en vert, pour préserver son caractère friand et éviter le degré.

Le vin de colportage et des marchés de village

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’œillade noire figurait dans les vins « de colportage » des artisans ambulants (filaicires, couteliers, boulangers itinérants) qui sillonnaient la montagne languedocienne. Le « vin noir à œillade » était apprécié pour sa digestibilité et sa capacité à désaltérer lors des repas pris sur le pouce. Certains origines de vente directe ont perduré jusque dans les années cinquante, autour de Bédarieux et de Lamalou-les-Bains : la commande d’un pichet de « rouge clairet à œillade », moins cher que les cuvées de syrah pure, symbolisait l’ancrage populaire d’un cépage décidément à part.

Déclin et oubli : la grande disparition

Après la crise du phylloxéra à la fin du XIXᵉ siècle, l’œillade noire conserve un temps sa place. Mais la modernisation, la quête de rendement et la normalisation ampélographique lui portent un coup fatal. Dans les années 1970-1980, la grande politique des arrachages et la monoculture de carignan, grenache et syrah accélèrent sa disparition.

  • Entre 1950 et 1990, l’œillade passe de plus de 2000 hectares à moins de 10 hectares sur le plan national (Source : Institut National de l’Origine et de la Qualité – INAO)
  • Les AOC/AOP, cherchant à donner une image qualitative, l’excluent progressivement de leurs cahiers des charges
  • Le gel de 1956, suivi de la tempête de 1982, entraine l’arrachage massif des vieilles souches en piémont

Sa précocité, longtemps considérée comme une qualité, devient alors un défaut : maturité trop rapide, risque de surmaturité, difficulté à rentrer dans les fenêtres de vendange des grands chais. Les propriétés familiales préfèrent replanter, et l’œillade, condamnée à la périphérie des rangs, bascule dans l’oubli.

Vestiges et renaissances : usages confidentiels aujourd’hui

Des vignerons-gardiens et des cuvées expérimentales

Depuis le début des années 2000, un frémissement. Quelques vignerons pionniers replantent l’œillade noire et renouent avec des assemblages hérités des grands-parents — souvent hors des cahiers des charges, en IGP ou en Vin de France. Parmi eux, les Domaines des Aires Hautes à Minervois ou la cave du Domaine Ballicière (Saint-Privat) signent de petites cuvées où l’œillade exprime fraîcheur et franchise.

  • En 2023, moins de 25 ha permettent encore la vinification de l’œillade noire dans tout le Languedoc (source : IFV)
  • Réintroduction dans les assemblages IGP d’altitude ou en cuvées « mémoire »
  • Rencontres annuelles de vignerons (« Rando Cépages Oubliés » à Faugères, 2022) valorisant l’œillade auprès des œnologues et sommeliers

Dans les assemblages contemporains, cet ancien adjuvant redevient un ingrédient de créativité :

  • Apport d’acidité naturelle dans les vins rouges de soif
  • Complexification des bouquets en rosés palissants, à la mode ténue de l’apéritif
  • Role d’équilibrant dans quelques effervescents bruts nature, notamment en Haute-Vallée de l’Orb

Des usages culinaires et patrimoniaux à préserver

Intrigués par la charge émotionnelle du cépage, certains chefs locaux (La Calade, à Olargues) se plaisent à accorder des crus confidentiels d’œillade avec la truite sauvage, le pélardon, le veau de l’Hérault. La rareté crée la curiosité : chaque gorgée d’œillade raconte la silhouette d’un paysage, la mémoire d’un repas de vendange, le geste d’un vigneron anonyme.

Fragments pour un avenir — et une carte sensible

Village Nombre approximatif de parcelles à œillade noire (2024) Type d’usage
Roquebrun 2 Assemblage Vin de France, expérimental
Faugères 3 Rosé vinifié en douceur, cuvée confidentielle
Pouzols-Minervois 1 Pur jus, cuvée unique annuelle
Saint-Chinian 1 Assemblage traditionnel (Carignan, Grenache, Œillade)

Source : Entretiens locaux, observatoire vigneron IFV 2023.

Travailler l’œillade aujourd’hui suppose d’accepter la complexité du vivant : la rareté de plants certifiés, la non-mécanisabilité de la taille, l’acceptation d’une entrée en production tardive. Mais il y a ici, nichée au cœur des paysages, une voie alternative. Certains suggèrent que l’œillade, dans le contexte du réchauffement climatique, pourrait redonner au vignoble languedocien des vins « légers, colorés, frais », s’opposant à la tendance du rouge massif et solaire (sources : Décanter, Jean-Claude Mas interview, 2023).

  • Redéfinir l’équilibre gustatif des vins du Sud : moins d’alcool, plus de buvabilité
  • Réinscrire l’œillade dans les paysages de polyculture, réduire la monoculture
  • Créer des micro-parcelles patrimoniales éducatives (projets CRAVAL, INRA)

Écouter la vigne, retrouver le fil des assemblages passés

L’œillade noire, cépage discret, ranime la capacité d’un territoire à se raconter autrement. Ses usages oubliés dans les assemblages languedociens parlent d’un art de vivre terrien, d’une diversité en train de ressurgir par fragments, par la volonté de quelques gardiens de mémoire. Lentement, les baies obscures de l’œillade regagnent leur place à la croisée des chemins, au fil des histoires contées au coin des caves. Redonner voix à l’œillade, c’est sans doute réouvrir tout un pan de la créativité vigneronne, et rappeler la vigueur silencieuse du Haut-Languedoc.

En savoir plus à ce sujet :