Le cœur discret des vignes : l’art de transmettre dans les domaines familiaux du Haut-Languedoc

Le Languedoc, mosaïque de mémoires vivantes

Parmi les collines d’argile roussie et les drailles serpentines du Haut-Languedoc, survivre et transmettre sont, depuis des siècles, des verbes de paysan. Ici, entre les villages en escaliers de l'Orb, les domaines viticoles familiaux ne sont pas de simples propriétés. Ce sont des livres ouverts, écrits de générations en générations, où chaque pierre, chaque cep, chaque outil porte l’empreinte d’une histoire.

En France, plus de 85% des exploitations viticoles restent familiales (source : Agreste, 2022). Dans l’Hérault et le Tarn, selon la Safer d’Occitanie, la proportion dépasse même les 90%. Mais que signifie cette continuité, comment franchit-elle les années, traversant guerres, crises du vin ou sautes de marché ? La transmission n’est pas une donnée acquise : elle est, ici, une aventure à chaque génération.

Les piliers de la transmission : gestes, terres et récits

Un patrimoine immatériel ancré dans le quotidien

  • Le geste et le regard : Le pressurage manuel du piquepoule, le taillage des sarments à la Saint-Vincent, la préparation du bourret pour le repas des vendanges… Autant de gestes précis, dont la justesse s’affine à force de saisons partagées entre parents et enfants.
  • Les secrets de famille : À Murviel ou Saint-Chinian, on chuchote encore la recette du griffage, ou l’histoire d’une parcelle rescapée du phylloxéra. Les familles Cantié, André, Blanc ou Sugier transmettent, lors des veillées ou après la vendange, ces histoires rugueuses — filigrane nécessaire pour comprendre la vigne.

Le patrimoine matériel : terres, outils, bâtis

  • La terre, enjeu cardinal : Par transmission (hors indivision), la loi française favorise depuis la fin du 20 siècle la conservation du foncier familial : la part "réservataire" reste prioritaire à la descendance directe. Mais la taille des exploitations tend à baisser : selon la chambre d’agriculture de l’Hérault, la surface moyenne est passée de 12 hectares en 1988 à 8,6 hectares en 2021, signe de partages hérités ou de ventes nécessaires.
  • Le bâti, marqueur d’attachement : Les mas en galets, les granges à clef de voûte, les cuves enfouies — chaque génération adapte, restaure, mais garde l’âme des lieux. Dans le secteur de Faugères par exemple, 80% des caves construites avant 1960 sont encore en service, souvent remaniées avec des matériaux anciens (source : Inventaire du Patrimoine Occitan).
  • Objets du quotidien : À la différence des grandes propriétés, les familles préservent, parfois à l’écart du public, des outils de greffage de 1890 ou des étiquettes à l’encre violette. Certains, comme la famille Lamalou, ouvrent à la visite leurs petits musées privés de la viticulture, attestant un attachement profond aux objets du quotidien.

Entre transmission et transformation : enjeux d’un passage de relais

Un contexte en mutation rapide

  • La démographie du secteur : Plus de 40% des vignerons d’Occitanie ont plus de 55 ans (Agreste, 2022), ce qui pose la question aiguë du renouvellement. Chaque année, dans l’Hérault, on recense environ 200 passages à la retraite pour seulement 110 installations (source : Jeunes Agriculteurs 34). Les traditions doivent donc s’inventer de nouveaux relais.
  • Les choix d’héritage : Face à l’émigration rurale, la transmission se fait parfois au-delà du simple cercle familial : certains domaines passent à des neveux, des nièces, ou même à des "repreneurs" extérieurs, souvent formés localement, qui perpétuent la tradition en l’adaptant.

Murs, mémoires, mutations : la réalité du terrain

Jean-Luc André, vigneron à Roquebrun, évoque ce paradoxe : "On ne transmet pas seulement la vigne, mais la capacité à l’aimer, à la défendre dans la tempête ou le gel. Mon père disait : tu es dépositaire, pas propriétaire." De nombreux jeunes (souvent après un détour par un métier extérieur, études ou voyage) choisissent en conscience de revenir, avec de nouvelles exigences :

  • Agriculture bio ou biodynamique (35% des installations jeunes ces cinq dernières années, source : Chambre d’Agriculture d’Occitanie)
  • Diversification de l’activité : oenotourisme, accueil à la ferme, création de gîtes ou d’événements culturels autour du vin (Festival Le Vin en Fête à Berlou, exemple emblématique)
  • Utilisation de cépages anciens ou presque oubliés, tels que le terret, le ribeyrenc ou l’alicante bouschet des vieux voisins, pour valoriser une identité propre face aux vins standardisés du marché mondial.

La transformation ne se fait pas sans tensions : la transmission s’accompagne d’un choix délicat entre préserver les équilibres familiaux, économiques — et le besoin, pour la nouvelle génération, d’ouvrir un nouveau chapitre.

Itinéraires de transmission : chroniques locales

Le cas du domaine Sugier, au bord du Jaur

Depuis 1883, la famille Sugier cultive 7 hectares en terrasses sur schistes. En 2014, à la retraite des parents, deux sœurs et un frère choisissent de reprendre ensemble sur la base d’une indivision. Leurs innovations ?

  • Relance du pélut, cépage oublié des rives du Jaur
  • Installation d’une cuverie semi-enterrée de récupération
  • Ouverture, chaque été, d’une exposition sur la préhistoire locale, relais avec l’histoire des terres de la famille
Leur crédo : maintenir le lien local, en impliquant voisins et associations — une transmission patrimoniale qui devient projet collectif.

L’émergence des "nouveaux vignerons"

Le phénomène est croissant : des enfants de la région, partis faire carrière à Montpellier, Toulouse ou même Paris, reviennent désormais, portés par une quête de sens et un attachement viscéral à la terre. Parmi eux, plus de la moitié n’ont pas suivi une filière agricole initialement (source : Vignerons Indépendants, 2023). On évoque souvent dans la vallée du Rieu les parcours d’Anne V., partie dix ans chez Airbus avant de reprendre la propriété familiale, ou de Lucas A., ancien graphiste, qui fait renaître le vin paillé oublié de Lamalou.

Souvent, ces retours s’accompagnent de projets atypiques :

  • Mariage de la vigne et de l’art contemporain (résidences d’artistes, ateliers avec les écoles locales)
  • Valorisation des haies, mares, murets de pierres sèches — autant de gestes de transmission écologique
  • Commercialisation directe, hors circuits traditionnels, souvent via internet ou les marchés de cercles d’amis élargis

Transmettre, mais pourquoi ? Les valeurs derrière la vigne

Si la transmission fait figure d’évidence pour l’administration, elle est, pour les familles viticoles, avant tout question de liens et de promesses. La terre n’est pas un capital, mais une mémoire sculptée par le temps et les saisons. Le vin n’est pas un produit, mais le dernier maillon d’une filtration lente du passé.

  • Maintenir la biodiversité du terroir : Chaque génération veille à conserver bosquets, haies, coins de friche où vivent les oiseaux de colline. La transmission ne se limite pas à la vigne : elle inclut les paysages connexes, leur équilibre subtil.
  • Préserver les mots, les gestes, les chansons transmises lors des vendanges : Certaines familles tiennent des carnets (de chants, de dictons, de recettes), qu’elles restaurent ou recopient à chaque passage de relais.
  • Porter haut l’identité du village et du domaine : Les caveaux collectifs — tel celui de Saint-Gervais-sur-Mare — sont souvent les moteurs de cette transmission non-écrite, où chaque producteur partage, chaque année, un peu de son vin, de son histoire et de ses espoirs pour l’avenir.

Un patrimoine à réinventer, encore et toujours

Dans les domaines viticoles du Haut-Languedoc, la transmission est d’abord une aventure humaine. Elle se nourrit d’ajustements, d’expériences partagées, de récits transmis au coin du feu ou dans la haie du matin. C’est une fidélité vivante, qui sait accueillir l’autre, changer de mains, retrouver un élan ou changer de voie.

La vigne n’est donc jamais tout à fait la même d’un passage à l’autre : entre le souvenir d’un grand-père, la déchéance du marché du vrac dans les années 1990, les choix d’aujourd’hui et les gestes de demain, chaque domaine invente sa manière propre d’être héritier — et passeur.

Pour aller plus loin, on pourra consulter les sites de la Chambre d’Agriculture de l’Hérault, de l’Inventaire du Patrimoine Occitan ou le dernier rapport annuel Agreste sur la viticulture régionale.

Et, lorsque le vent d’autan ou de sud se lève, il suffit de tendre l’oreille parmi les ceps tordus : la transmission, ici, se pratique encore à voix basse, avec respect — mais avec passion.

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