Secrets du greffage traditionnel : L’art de perpétuer les anciens cépages des coteaux languedociens

Un patrimoine vivant, enraciné au fil des mains

Ici, sur la mosaïque de terrasses qui griffent l’Orb et ses affluents, la vigne s’attache encore comme une mémoire vivante. Le greffage, longtemps transmis par les gestes plus que par les livres, scelle la survie de cépages oubliés – Terret, Oeillade noire, Aramon, Rivairenc, Piquepoul noir... Pour ces raisins d’autrefois, acclimatés à la rocaille, greffer n’est pas qu’un choix technique, c’est une fidélité à la terre, une conversation silencieuse entre les générations.

Pourquoi greffer ? L’histoire d’une nécessité paysanne

La tradition du greffage languedocien prend racine dans une crise majeure : le phylloxéra. Ce puceron, arrivé vers 1863, dévasta près de 700 000 hectares de vigne en Occitanie en moins de trente ans (Vigne et Vin Occitanie). Pour préserver les variétés natives, les vignerons n’eurent d’autre choix que d’apprendre l’art du greffage sur porte-greffes américains – résistants au fléau. Mais sur les hauteurs de l’Hérault ou du Tarn, un secret s’est glissé : ici, bien avant l’épidémie, on pratiquait déjà la surgreffe « à la sauvage », pour ressusciter une souche fatiguée ou tenter un nouvel encépagement sur un cep robuste.

  • Le greffage dignifie la souche : il permet de perpétuer un plant rare ou mieux adapté à la sécheresse, tout en conservant l’enracinement profond du porte-greffe.
  • Enracinement et adaptation locale : grâce au greffage, les cépages autochtones affrontent mieux les sécheresses, s’adaptent aux sols acides des schistes ou calcaires des causses.

Cueillir la mémoire : choix du greffon et du porte-greffe

Tout commence au cœur de l’hiver ou à la toute fin de l’automne, quand la sève se retire lentement vers la terre. Dans la brume des coteaux, les anciens parcourent la vigne à la recherche de sarments sains, « de bonne mère », comme ils disent. Choisir le bon greffon relève d’une science humble :

  • Le greffon : un rameau de cépage ancien, cueilli sur un plant vigoureux, âgé d’au moins deux ans et exempt de maladies. Les vieilles souches d’Aramon ou de Mourvèdre, parfois centenaires, servent encore de matrice.
  • Le porte-greffe : généralement issu d’une espèce américaine (Vitis riparia, Vitis berlandieri…), il a été planté, souvent sur terrain reconstitué. On choisit, en Haut-Languedoc, des porte-greffes comme le Rupestris du Lot ou le 110 Richter, réputés pour leur adaptation à la sécheresse et aux sols pierreux (VigneVin Occitanie).

La conservation des greffons est, elle aussi, une affaire de tradition : ils sont rangés en bottes, stockés dans du sable humide à la cave ou dans un coin ombragé du mas, à température fraîche (4 à 8°C), jusqu’à la saison du greffage.

Les gestes de la transmission : les techniques de greffage traditionnelles

Chacune des vallées a ses préférences. Sur les coteaux de Saint-Chinian ou dans les garrigues autour de Faugères, deux méthodes principales se partagent la mémoire locale : le greffage en fente et le greffage à l’anglaise compliquée.

Le greffage en fente : l’héritage des coteaux

  1. L’incision : sur une souche ou un porte-greffe taillé net, on pratique, au sécateur ou au couteau à greffer, une fente centrale sur 4 à 5 cm de profondeur.
  2. La préparation du greffon : le greffon, choisi d’un diamètre similaire, est taillé en biseau double, en forme de coin affûté.
  3. L’insertion : le greffon est glissé en force dans la fente, veillant à aligner les couches de cambium (la mince frange verte sous l’écorce), d’où dépend la réussite de la fusion.
  4. Le ligaturage ou masticage : on ficelle la greffe avec du raphia, parfois associé à un mastic naturel (argile, cire d’abeille, bouse de vache – cette tradition persiste dans certains hameaux du Minervois).

Ce geste, rapide et précis, permet de greffer plusieurs centaines de plants par jour lors des chantiers de printemps. Il offre une réussite élevée, sauf en année de grande sécheresse ou si le vent du sud assèche trop vite les greffons.

Le greffage à l’anglaise compliquée : l’art des perfectionnistes

  1. Tailler en pente douce sur porte-greffe et greffon, puis pratiquer une petite languette sur chaque section qui s’emboîte au collage – d’où sa robustesse.
  2. Assembler et ligaturer, toujours avec attention sur la coïncidence des tissus.

Cette méthode, plus laborieuse, est rarement utilisée sur les grandes parcelles mais privilégiée pour les plants rares, les sauvegardes de souches menacées par le déperissement, ou pour obtenir des « pieds de famille ».

La greffe en place (« à l’œil » ou « en écusson »)

Plus rare aujourd’hui, on la pratiquait au début de l’été : greffer un bourgeon (l’œil) dans le tronc du porte-greffe, comme une promesse invisible. Cette méthode demande doigté et patience, mais elle offre parfois une meilleure longévité, préservant l’énergie du système racinaire (Source : témoignages vignerons, St-Geniès-de-Varensal et Roquebrun).

Un calendrier tissé d’observations

Dans le Haut-Languedoc, le temps du greffage ne trompe pas : il s’inscrit après les dernières gelées, « quand l’aube ne mord plus les bourgeons », de mars à mai selon l’altitude. Planter trop tôt expose aux gelées noires – en 1956, une part importante des greffons du Jaur furent perdus à cause d’un redoux trompeur, raconte-t-on à Lamalou.

  • Le greffage en fente se pratique plutôt à partir de la mi-mars en plaine, début avril sur les plateaux jusqu’à 400 m, jusqu’en mai en zone d’altitude.
  • La greffe en écusson intervient en juin-juillet.

Côté réussite, les vieux greffeurs parlent d’« année bénie » quand plus de 75 % des greffes prennent au premier essai. Les statistiques modernes du CIVL (Conseil Interprofessionnel des Vins du Languedoc) situent un taux moyen de prise de greffe autour de 60-70 % sur plants traditionnels (hors serres et plants industriels).

Des outils simples, des savoirs précieux

Le matériel n’a guère changé : une serpe, un couteau à greffer, du raphia, un vieux seau d’eau pour humidifier les greffons, du sable ou de la sciure pour le stockage. Le geste prime sur l’outil : nombreux sont ceux qui adaptent leur propre lame, affûtée à la pierre pour un fil ultra-fin. Dans certains villages, on reconnaît la patte du greffeur à la finesse de ses ligatures ou au parfum de cire utilisée.

  • Un greffeur d’Olargues s’est vu confier, dans les années 1970, la greffe de plus de 2 000 pieds de Terret plantés en haut de Lunas, sur une seule saison (Pays Haut-Languedoc).
  • Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, des « écoles de greffage » furent organisées à St-Pons, afin de sauver la diversité cépagienne du territoire.

Superstitions, dictons et transmission orale

Nulle science autant que la greffe n’a généré de dictons : « Ne greffe pas la veille de la lune rousse », « Le jour de la Saint-Joseph (19 mars) donne vigueur à la main du greffeur », « Raphia neuf, greffon mieux pris ». Parole de paysan, bien sûr, et mémoire des cycles lunaires à la clé : d’aucuns placent les meilleures greffes en jours dits « feuille », selon le calendrier biodynamique.

La transmission s’effectue encore de bouche à oreille : ici, point d’école internationale du greffage, mais des après-midis au cabanon, où les anciens apprennent aux jeunes à reconnaître l’alignement invisible du bois et de l’écorce, gage de prise.

Préserver la diversité : enjeux et redécouvertes récentes

Aujourd’hui, le réveil de la curiosité pour les cépages anciens transforme le greffage traditionnel en acte militant. Depuis 2010, les conservatoires locaux, à l’image du Conservatoire des Cépages du Haut-Languedoc (près de Berlou), multiplient les collectes de greffons : plus de 80 cépages recensés, greffés sur place ou dans des domaines voisins, pour lutter contre l’appauvrissement génétique des vignes contemporaines (Facteur : 10 cépages dominants couvrent aujourd’hui plus de 80 % du vignoble languedocien, FranceAgriMer).

  • Initiatives de replantation de l’Oeillade noire à Vieussan ou du Rivairenc à Mons-la-Trivalle, salutés comme des actes de résistance culturelle.

Des journées portes ouvertes sont désormais organisées au printemps pour inviter novices et curieux à manier le greffoir, à écouter les histoires de souches-mères, et à mesurer combien la réussite d’un greffage tient parfois à l’humeur du ciel autant qu’à la technique.

Racines d’hier, fruits de demain : l’art de relier passé et avenir

Savoir greffer un cépage ancien, ici, c’est accorder le savoir invisible à la patience de la terre. D’un plant, parfois centenaire, renaît tout le goût d’une vallée restée fidèle à elle-même. Les gestes des anciens, ni tout à fait semblables, ni tout à fait différents, rappellent que chaque greffon est une promesse : celle de retrouver demain les saveurs de jadis, l’ombre d’un clocher, le bruit discret de la vigne au vent du sud.

Les ateliers de greffage ouverts aux néophytes fleurissent désormais à l’ombre des pierres sèches. La tradition n’est pas figée : elle s’enrichit de chacun de ceux qui, un jour, décident de greffer à leur tour un sarment de mémoire sur un tronc d’avenir.

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