Dans les vignes de Berlou, la force tranquille du cheval et la mémoire du sol

Au pied de la Croix Ronde : le retour discret d’un geste ancien

Il n’est pas rare, aux franges du matin, d’apercevoir sur les hauteurs de Berlou, une silhouette lambda qui avance lentement : celle d’un cheval tirant une charrue à deux versoirs. Entre les rangs sombres des vieux carignans et grenaches, se dessine un sillon soigneux, oscillant au rythme patient de l’animal. Ces scènes pourraient sembler d’un autre temps et pourtant, à Berlou, elles n’ont jamais tout à fait disparu.

Berlou, niché dans la partie la plus occidentale de l’appellation Saint-Chinian, domine le bassin de l’Orb et se love contre la Montagne Noire. Ici, les vignes s’accrochent sur des collines qui tutoient parfois les 400 mètres d’altitude, entrecoupées de gorges et de drailles qui torsadent le paysage. Depuis des générations, la viticulture façonne ces pentes schisteuses, modèles de rudesse et de finesse. C’est précisément dans ces conditions que le choix du cheval s’invite encore dans les gestes du quotidien.

Les raisons d’une persistance : relief, sol et tradition

Les pentes de Berlou : des parcelles inaccessibles au tracteur

Sur la commune de Berlou, près de 90 % des surfaces viticoles reposent sur des coteaux dont la pente dépasse 15 %. Certaines terrasses atteignent plus de 40 % d’inclinaison (France 3 Occitanie).

  • Le parcellaire est morcelé : la surface moyenne d’une vigne à Berlou n’excède pas 1,5 hectare, éclatée en de multiples lopins séparés par des murets ou des sentiers pierreux.
  • La plupart des tracteurs modernes pèsent plus de 2 tonnes et demandent une largeur de passage supérieure à 2 mètres, incompatible avec la sinuosité et l’étroitesse de nombreux rangs.
  • L’intervention du cheval (autour de 700 kg) reste la seule façon d’accéder à ces vignes pentues ou en terrasses, offrant une maniabilité adaptée aux virages serrés et aux pentes sans fin.

Préserver le schiste, un sol aussi fragile que précieux

Les vignes de Berlou plongent leurs racines dans des schistes gris bleutés, une roche friable témoin de l’ère primaire, il y a plus de 300 millions d’années. Ce sol, qui confère aux vins une typicité reconnue, supporte mal les engins lourds.

  • Le passage répété des tracteurs tasse le sol, limitant l’oxygénation des racines et réduisant la vie microbienne indispensable à la santé de la vigne (INRAE).
  • Le cheval, par la légèreté de sa foulée, respecte la structure du sol et favorise l’infiltration de l’eau, essentielle dans une zone souvent marquée par des épisodes de sécheresse.

La couleur, la finesse et le parfum de certains Saint-Chinian Berlou sont indissociables de cette attention portée au schiste : le labour au cheval permet une aération douce, sans perturbation des horizons fragiles.

Le maintien d’un paysage et d’un savoir-faire

Le labour au cheval n’est pas qu’une affaire technique. Il relève d’une volonté de garder vivant un certain paysage : celui des petites parcelles bordées de murets, des cabanes de vigne en pierre sèche, des rangs sinueux que seule la main humaine a pu tailler au fil du temps.

  • Au-delà du geste agricole, le passage du cheval, silencieux et lent, sculpte la mémoire locale, tissant un lien avec les anciens, ceux pour qui le cheval était le seul moteur.
  • Quelques vignerons, tels que Laurent Béruguette ou la famille Barral, revendiquent ce geste comme un engagement envers le vivant, une façon d’entretenir le dialogue entre la vigne et l’homme.
  • Les chevaux utilisés (traits comtois, percherons, ou croisements robustes) sont parfois transmis de génération en génération, leurs noms inscrits dans les carnets familiaux à côté des plantations de carignan ou de mourvèdre.

Le cheval, un allié pour un vignoble d’exception

Qualité des raisins, qualité des vins

À Berlou comme ailleurs, de grandes maisons ou de petits artisans observent une même chose : le travail du sol au cheval influence la vigueur de la vigne et la qualité du raisin.

  • L’enracinement profond sur sol non tassé favorise une maturation lente et complète, donnant des raisins plus équilibrés (La Vigne).
  • Moins de stress hydrique : le sol aéré retient mieux l’humidité et limite la concurrence des adventices, essentielle en contexte méditerranéen.
  • Selon une étude de l’Institut Coopératif du Vin (ICV) réalisée en 2021, les micro-parcelles travaillées au cheval présentent une biodiversité supérieure de 24 % par rapport à celles travaillées mécaniquement (ICL Harvest).

Au chai, cela se lit dans la dégustation : les vins du secteur, particulièrement sur les cuvées parcellaires travaillées au cheval, montrent une fraîcheur et une souplesse marquées, une signature minérale persistante. Les salinités du schiste semblent alors vibrer jusque dans le verre.

Réduction de l’usage des herbicides

Le grand retour du cheval à Berlou s’inscrit, pour beaucoup, dans un refus raisonné des intrants chimiques.

  • Le passage du cheval favorise un sarclage précis, au plus près des ceps, ce que la machine, par crainte d’arracher les souches, ne peut toujours réaliser.
  • Un hectare de vigne travaillé au cheval permet d’éviter l’application de 7 à 9 kg d’herbicides par an selon la coopérative de Berlou, soit 500 kg économisés chaque décennie à l’échelle communale.
  • Le maintien d’un couvert végétal maîtrisé favorise la faune auxiliaire et limite l’érosion du sol lors des épisodes pluvieux cévenols.

Un geste qui se transmet et s’adapte

Les nouveaux meneurs de labour : transmission et formation

Les meneurs de cheval – parfois appelés « bouvatiers » ou « sommeliers » dans la région – représentent aujourd’hui une génération en transition.

  • La plupart des praticiens berlounais actuels sont âgés de plus de 50 ans, mais une relève naît grâce à des formations dédiées : le lycée agricole de Pézenas propose ainsi un module « traction animale en milieu viticole ».
  • L’association Traits pour Traits, active dans le Haut-Languedoc, œuvre à la transmission de gestes oubliés, via des stages saisonniers et la diffusion de guides techniques adaptés aux vignes étroites.
  • De nouveaux entrepreneurs du labour équin proposent leurs services à la prestation, répondant à la demande croissante de domaines en quête de pratiques plus douces (Midi Libre).

L’économie du cheval : défis et solidarité

Travailler au cheval ne relève pas uniquement de la nostalgie. C’est aussi un choix économique et écologique aux équilibres fragiles :

  • Le coût annuel d’entretien d’un cheval de trait (nourriture, soins, harnachement) s’élève à 2 200 à 2 700 € selon les estimations du Syndicat des Traiteurs du Sud-Ouest.
  • La durée moyenne de vie utile d’un cheval de travail est de 14 à 18 ans, avec un rendement maximum sur des parcelles de moins de 50 ares.
  • Des groupements de vignerons mutualisent parfois les animaux et les outils (brabant, canadienne légère) pour limiter les coûts tout en perpétuant la pratique.
  • Le plan filière "traction animale" du département de l'Hérault aide à hauteur de 1 500 € lors de l’achat d’un cheval de trait pour un jeune installant (Département de l’Hérault).

Souffle d’avenir : paysages, vins, et hospitalité

Aujourd’hui, à l’heure où l’agriculture raisonnée occupe le devant de la scène et où les grands crus cherchent l’exception, le cheval ramène dans la vigne d’autres valeurs. Il porte un souffle qui va bien au-delà du sillon. À Berlou, sa présence accompagne le renouveau du tourisme rural : balades commentées, animations pour les écoles, ateliers pour vacanciers en quête de sens.

  • Les visiteurs se pressent chaque année sur la Fête de la Vigne et du Vin, où démonstrations de labour et dégustations rythment la journée (plus de 800 visiteurs à la dernière édition, source : Office de Tourisme de Saint-Chinian).
  • Un sentier thématique « Schiste et Cheval » relie plusieurs domaines, ponctué de panneaux racontant les histoires de vignerons-meneurs et les secrets du terroir local.

Sur cette terre cabossée où le vent du sud parle aux pierres, le pas du cheval invite à ralentir. Les parcelles où il œuvre conservent une âme inaltérable. À Berlou, le sillon ancien, bien loin d’être un anachronisme, ouvre la voie d’une mémoire vivante. Un geste, pas si discret, pour un paysage à partager.

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